« Je vous laisse le choix du mensonge qui vous paraîtra le plus digne d’être la vérité »
Paul Valéry
Dix heures trente. Je m’éveille doucement. Hier soir c’était le nouvel an russe orthodoxe, et comme on ne sait jamais de quoi demain sera fait, j’ai réveillonné à la vodka. Curieusement, je n’ai pas mal au crâne, je me sens même plutôt alerte malgré une légère angoisse eu égard à ce qui s’est passé hier. Je me lève et je me précipite vers la salle de bains. En temps normal, je me prends toujours les pieds dans les vestiges de mes nuits de libations, pourtant aujourd’hui, le trajet se déroule sans encombre, les bouteilles vides sont même déjà rangées à l’endroit prévu à cet effet dans la cuisine. Arrivé dans la salle de bains, je constate avec satisfaction en ouvrant les robinets qu’il y a toujours de l’eau chaude. J’ai toujours peur qu’il n’y ait pas d’eau chaude car le chauffe-eau est un objet capricieux et les mystères de son fonctionnement me laissent encore plus désemparé qu’un développement stratégique d’un champion de jeu de go.
J’effectue mes ablutions, je démêle mes cheveux avec une aisance surprenante, et je les trouve plus souples et plus brillants qu’à l’accoutumée. Pourtant l’angoisse ne se dissipe pas. Sortant de la salle de bains, j’observe mes chats dormir comme des bienheureux, et je retiens mon souffle avant d’ouvrir les volets du salon. Une apnée d’une seconde qui semble durer des plombes, et j’ouvre. Tiens, il fait beau à Metz en plein mois de janvier, la rue est paisible, les ordures ont même été ramassées, et les rares passants qui arpentent le trottoir ont l’air content des détenteurs de carte bleue qui vont alléger leurs comptes en banque pour renouveler leurs gardes-robes. Je me demande si la rue Serpenoise, qui est aux soldes à Metz ce que l’avenue Foch est à la « travailleuse du sexe », arbore toujours ses étranges décorations de Noël qui rappellent plus un défilé militaire extraterrestre que le gros papy écarlate de Coca-Cola. Je console mon neurone à esthétique en pensant que si j’ai de l’eau chaude, il doit bien y avoir du courant pour alimenter ces horreurs, et que tout n’est peut être pas perdu.
Malgré le noeud qui me tord la tripaille, je prends un petit-déjeuner léger composé d’une cafetière et d’un demi-paquet de clopes. Mais manger m’est complètement impossible, même en pensant au ballet nuptial de mon quinoa bien-aimé dans sa casserole d’eau bouillante. De même, mon esprit avide d’informations en tout genre se refuse à allumer la télévision ou à ouvrir un journal, de peur de savoir ce qui est en train de se passer. Je consulte mon calendrier grolandais pour me changer les idées, nous sommes la saint-Bayoussef, et je trouve cela parfaitement dérisoire. Mon livre d’estampes japonaises sur la table basse m’évoque instantanément Fukushima, et une vague d’anxiété plus haute que celle de mars 2011 et plus écumante que celle d’Hokusai déferle sur moi, les geishas radioactives et les crabes de mer rejetés à cinquantes kilomètres des côtes me pincent le coeur et font faire un deuxième tour sur eux-même à mes boyaux. J’essaie de me saisir d’un instrument de musique, mais mes doigts tremblent, je suis incapable de me souvenir du moindre morceau, et le calme environnant me semble par trop suspect. Et à quoi bon avoir un ampli de 100 watts si aucun voisin n’en souffre?
Je n’y tiens plus. S’il ne reste que moi et les quelques survivants insouciants qui passent sous ma fenêtre sans savoir l’horreur qui se prépare, je dois en avoir le coeur net. Je décide de sortir, et d’affronter la réalité. Je me saisis d’un appareil photo, et je m’apprête à laisser mon témoignage aux générations futures, s’il y en a jamais une. J’ai du mal à coordonner mes pas, mon cerveau parle en une langue étrangère aux muscles de mes jambes, et le court trajet qui me sépare du centre-ville me fait penser que Jesus et sa croix étaient vraiment de petits joueurs, religion de gagne-petits qui vivent de leurs petites souffrances en attendant l’eden comme d’autres se font chier comme des rats pendant 50 ans de vie « active » en espérant pouvoir s’éclater à la retraite avec leurs économies de bout de chandelle qui ne serviront au final qu’à renouveler leurs dentiers et leurs bas de contention. Et si c’est eux qui avaient raison? En serait-on arrivé là si tout le monde vivait sur leur modèle? Petite apnée comme avant d’ouvrir les rideaux, et me voilà au centre-ville.
C’est notre premier jour sans triple A, et quoique l’air est frais, la rue sent le printemps, on voit même des bourgeons se former ça et là sur les arbres. Mes contemporains ne semblent pas plus inquiets qu’à l’accoutumée, la rue Serpenoise est toujours impraticable en temps de soldes, les cons en voiture sont toujours aussi agressifs quand on traverse la rue très lentement pour leur rappeler que la ville n’est pas qu’à eux (discipline que je compte bien proposer au comité olympique tant ce sport gagne à être connu), les accros au téléphone portable parlent toujours aussi fort et on se fout toujours autant de leur vie privée offerte aux curieux. C’est notre premier jour sans triple A, et contrairement à toutes les prévisions, ça n’est pas encore la fin du monde, et rien ne semble indiquer l’imminence de l’apocalypse qu’on nous promettait à longueur de sommet franco-allemand. Se serait-on payé notre fiole et aurait-on répandu l’hypothèse d’un naufrage à la grecque juste pour nous faire peur? Les mayas auraient-ils programmé leur campagne catastrophiste pour protester contre l’extermination des abeilles par les pesticides agricoles, ce qui est pour le coup vraiment dramatique? Et quand Accoyer dit que les effets de l’arrivée de la gauche aux affaires auraient des effets comparables à ceux d’une guerre, faut-il comprendre la concrétisation d’un plan Marshall d’envergure et trente années de croissance effrénée? Au secours, j’ai survécu à l’AAArmageddon.
Dans un prochain épisode, nous nous défierons des hallucinations consécutives au nouvel an chinois à venir, et des prophètes de malheur, qui lisent l’avenir du mouton dans la peur du loup.