DIX ANS QU’ON SE MANGE LA QUEUE !

Graoulliennes, Graoulliens, amical bonjour de la pointe Bretagne ! Dites, je pensais à un truc, dernièrement : quand on traque un dictateur ou un terroriste (un dictateur n’étant jamais qu’un terroriste qui a réussi sa carrière), pourquoi le fait-on, en général ? Le motif avancé est que cet individu a un comportement entrant en contradiction avec un certain nombre de principes établis afin de faire vivre les hommes dans une paix relative : c’est parce qu’il bafoue ces principes qu’il met en péril la paix ainsi que la vie de nombreuses personnes. Donc, si on traque un dictateur ou un terroriste, c’est pour faire triompher des principes dont la mise en application garantit, dans la mesure du possible, la sauvegarde de la bonne entente entre les hommes ainsi que leur intégrité physique. Jusqu’ici, ça va, vous me suivez ?

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Bon, alors passons à la suite : est-ce que les principes au nom desquels Oussamah Ben Laden a été traqué pendant dix ans ont triomphé lorsque celui-ci a été tué ? C’est là où le bât blesse, Jérôme a déjà répondu : non. Ces principes, qui sont ceux sur lesquels prétendent reposer nos démocraties occidentales, sont basés notamment sur le respect de l’individu, sur la tolérance, et sur l’égalité entre les hommes. En exécutant sommairement Ben Laden, l’égalité entre les hommes est niée : au nom de quoi, aussi grave ses méfaits soient-ils, n’aurait-il pas pu prétendre à un procès équitable comme n’importe quel criminel ou comme les nazis jugés à Nuremberg ? Ou bien tout le monde a les mêmes droits face à la justice, ou bien personne ne les a. La tolérance aussi est niée puisque cette exécution obtient un semblant de légitimation sur le soupçon en vertu duquel Ben Laden aurait été différent du restant de l’humanité à tel point qu’il aurait été impossible de lui faire rendre raison autrement qu’en l’éliminant sans autre forme de procès. Le respect de l’individu est nié lui aussi, le refus de la différence coïncidant avec la négation de l’irréductible singularité ce chaque individu : la supposée différence de Ben Laden était si intolérable qu’elle lui ôtait tout droit à un procès légal, ce qui signifie que ne peuvent prétendre à un procès légal que les individus conformes à un certain schéma préétabli ou qui, dans le pire des cas, n’en diffèrent qu’infiniment ; si un certain degré de différence devient intolérable, pourquoi un degré moindre ne le serait-il pas aussi ? Quand est-ce que la différence d’un individu dépasse le seuil de tolérance qui lui donne les mêmes droits que quiconque ? Une démocratie ne doit évidemment pas proposer de réponse à cette question, et c’est pourtant ce qui a été fait avec l’exécution de Ben Laden : le droit à la différence, et donc à l’individualité, ce droit en vertu duquel doivent être garanties les libertés d’opinion, d’expression et d’association, est nié. Pour ne pas tomber d’accord là-dessus, il faut nier toute humanité à Ben Laden, et le drame, c’est que ce type était bel et bien un être humain, au même titre que mon frère ou votre fils. « Et s’ils prenaient ta mère comme otage, ou ton frère ? » doit déjà se dire un pépère à casquette Ricard. « Et si c’était ton fils qu’on exécutait sans autre procès ? », que je lui réponds. En localisant Ben Laden, les États-Unis d’Amérique avaient une occasion unique de prouver qu’ils valaient mieux que leurs adversaires ; ils l’ont ratée en commettant ce qu’ils dénonçaient dans leur lutte contre le terrorisme islamiste.

Cela dit, faut-il vraiment s’en étonner ? On aurait pu espérer que les attentats du 11 septembre 2001 suffiraient pour que les démocraties occidentales s’engagent à réaffirmer les valeurs sur lesquelles elles ont été bâties, posant ainsi leurs régimes politiques comme ce qu’ils sont censés être, à savoir une alternative sérieuse à une politique fondée sur la terreur et la loi du plus fort. Il n’en fut rien. Depuis cette date tragique, nos dirigeants politiques n’ont eu de cesse que de faire reculer toujours plus les libertés les plus fondamentales au nom de la lutte contre le terrorisme : en Europe, ce prétexte a été saisi pour mettre en place le plan Vigipirate et mettre la population sous surveillance policière voire militaire, accrue. En Amérique, même scénario avec, en sus une politique belliqueuse et violant ouvertement le droit international. Sans parler du surdéveloppement de la vidéosurveillance, des mises en garde à vue, voire en prison, des mineurs, de la guerre à l’immigration… En clair, pour lutter contre le terrorisme, on s’est mis à pratiquer le terrorisme d’État ; pour lutter contre les ennemis de la liberté, on a fait reculer la liberté, on a appliqué le programme des ennemis de l’État de droit. Dès lors, l’exécution sommaire de Ben Laden est la conséquence logique d’une dérive caractérisant les démocraties occidentales depuis dix ans : contre les « méchants terroristes », nos démocraties dont devenues de « gentils terroristes » qui font la guerre aux méchants avec les méthodes des méchants, foulant du pied les principes qui cimentent leurs constitutions. Comment s’étonner que ces principes, bafoués depuis dix ans au nom de la lutte contre un « mal » incarné par Ben Laden, continuent à être bafoués quand celui-ci est enfin découvert ? Les initiatives liberticides de nos dirigeants n’auraient pas été reniées par Ben Laden : comment s’étonner dès lors que ces mêmes dirigeants cautionnent que l’on exécute ce terroriste suivant des modalités qu’il n’aurait pas reniées s’il avait pu mettre le grappin sur un de ceux qu’il considère comme ses ennemis ?    

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En clair, l’exécution sommaire de Ben Laden n’est que l’aboutissement logique de dix ans de négation des principes démocratiques les plus élémentaires au nom de la lutte contre les ennemis desdits principes. Nous voilà maintenant aussi moches qu’eux. Dix ans qu’on se mange la queue ! Maintenant que tout est consommé ou presque, peut-on espérer vivre à nouveau dans des démocraties dignes de ce nom ? Je l’espère sans trop y croire… Allez, kenavo !

2 comments on “DIX ANS QU’ON SE MANGE LA QUEUE !

  1. Une bien pertinente analyse !
    Effectivement comment s’affirmer détenteur de la justice, pardon : de la Justice, lorsque la sentence rendue est autant en opposition avec l’idée que l’on se fait de La justice ? C’est un règlement de compte digne de western hollywoodien, sauf que nous sommes dans la réalité.
    Quant aux atteintes répétées aux Droits de l’Homme (Patriot Act étasunien, Perben 1 et 2 sarkozien entre autres) justifiées par la menace du Mal sur notre bande du Bien elles ne seront assurément pas démantelées ou amendées parce que la lutte contre l’insécurité est permanente. Nos dirigeants, officiels ou officieux, veulent nous faire vivre avec un perpétuel sentiment de danger immanent justifiant une mise sous tutelle de nos libertés. Parce qu’en réalité cet abandon de notre souveraineté individuelle et collective sur l’autel de la menace terroriste nous chosifie, nous assujetti et renforce ainsi le pouvoir répressif nous protégeant.
    Parce que comme chacun le sait nous sommes tous des déviants potentiels :  » j’vous jure m’sieur le journaliste qu’avant qu’il tue sa femme et ses enfants mon voisin était un homme charmant, prévenant, attentionné… jamais je ne l’ai imaginé capable de tels actes de barbarie « .
    Nous sommes en train d’avancer sur une pente glissante. Nous nous habituons à ces lois potentiellement liberticides. À chaque fois. Et la suivante renforçant la précédente trouve grâce à nos yeux. Ainsi de suite ?

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