DANS L’OMBRE DE LA REINE

Graoulliennes, Graoulliens, amical bonjour de la pointe Bretagne ! Si j’en crois Lofti Ben Chrouda, l’ancien majordome des Ben Ali qui a pu enfin sortir de son silence avec la chute de ses employeurs abhorrés et a même sorti un livre intitulé Dans l’ombre de la reine, écrit en collaboration avec sa compatriote journaliste Isabelle Soares Boumalala, certains ont comparé Leïla Trabelsi, c’est-à-dire madame Ben Ali, à Eva Perón ; vision contestée par Ben Chrouda qui préfère la rapprocher d’Elena Ceauşescu ; ma connaissance de l’histoire des « démocraties populaires » d’Europe de l’est étant quelque peu lacunaire, je suis obligé de le croire, mais si je fais appel à mes référence personnelles, je situerais volontiers l’ex-raïssa, à lire le témoignage de son ex-majordome, à mi-chemin entre une autre femme de chef d’État et un personnage de fiction, à savoir, d’une part, Jackie Kennedy, que le regretté Bernar décrivait comme une « arriviste cupide qui rêvait de faire de la Maison blanche le salon de madame de Maintenon et qui n’a cessé de courir de magnats en diamantaires », et d’autre part, Joe Dalton, présenté en ces termes par son créateur, le regretté Goscinny : « j’ai concentré sur lui tous les défauts possibles et imaginables : il est, bien sûr, stupide, mais il est aussi égoïste, vaniteux, cruel et avide. (…) En tout cas, il y a pour nous deux mystères en ce qui concerne les Dalton. D’abord, bien qu’affichant peu ou prou de sentiments humains, ils ont un sens de la famille indéfectible. » C’est ainsi, en effet, que madame Ben Ali apparait dans le livre de Ben Chrouda : cupide, cruelle, vaniteuse, inculte, capricieuse et cependant dotée d’un sens de la famille dont elle a fait preuve en profitant de sa place pour arroser les membres de sa famille et en faire les maîtres de la Tunisie, générosité très relative dans la mesure où les Tunisiens l’ont payée comptant…  

Lotfi Ben Chrouda nous livre avec Dans l’ombre de la reine une foule d’anecdotes plus ou moins sordides mais toutes révélatrices de l’état d’esprit de ce Pinochet à ovaires qui considérait le pays comme une propriété privée et traitait toute la population comme des esclaves corvéables à merci, à commencer par son personnel dont les membres, sous-payés, surveillés en permanence, soumis à des cadences infernales et risquant à tout moment leur tête pour peu que madame fît une saute d’humeur, étaient les premières victimes, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, notamment au vu d’images de propagandes : «  Si Leila décide de faire des sorties en mer, tout le personnel suit. Il doit s’adapter au rythme de la croisière et assurer l’ambiance en prime. C’est ainsi que des vidéos – ou nous figurons, mes collègues et moi-même, riant ou même dansant – ont circulé sur Internet et ont été mise en ligne par les pilleurs en marge de la révolution de janvier, laissant à penser que nous passions du bon temps avec nos tortionnaires, mais nous étions bel et bien obligés de danser avec le sourire ! En cas de refus, rien de moins que la prison. » (p.70) On a vu mieux, comme club de vacances, non ? Il parait que jeune, Leila était très séduisante physiquement parlant : manifestement, il suffit de la connaître un peu pour devenir incapable de bander pour elle.

De toute façon, Lotfi devait trainer depuis ses premières années au service de madame Ben Ali un traumatisme particulièrement lourd suite à un incident où la ressemblance de Leila Trabelsi avec les empereurs romains capricieux et tyranniques que nous dépeignait ce sacré Suétone saute aux yeux : « La matinée est ensoleillée. Le palais surplombe des jardins en pente jusqu’à la baie, au-dessus d’une mer azur magnifiquement calme. De larges marches en zigzag mènent à la plage. Leila m’appelle.

– Lotfi, viens, descends ma voiture, je veux me promener sur la plage.

– Mais madame, c’est impossible, la descente est trop à pic !

Je comprends ce qu’elle veut, mais ça me semble très dangereux. Sa voiture de plage est trop grande pour que l’on puisse emprunter la rampe sans risque. Leila ne veut rien entendre et je prends le volant malgré moi. Madame et ses amies sont déjà sur les marches de chaque côté. J’ai du mal à contrôler la voiture et je leur crie de s’éloigner. Les trois amies voient le danger et s’éloignent, mais Leila décide de ne pas bouger. Ce qui devait arriver arrive, je la percute et elle fait un vol plané dans le sable. Leila perd connaissance, et moi je vois ma fin toute proche ! Ses amies hurlent :

– Tu as tué madame !

Soudain, elle se réveille, furieuse. Elle m’insulte, mais ce n’est pas grave, j’en suis soulagé. Elle crie, et soudain son regard s’illumine.

– On va monter dans la voiture, et toi tu vas courir pendant deux heures derrière nous  sans t’arrêter, ce sera ta punition.

Elle monte, accompagnée de sa suite, et je m’exécute. Je cours derrière la voiture. Je cours, je ne sais pendant combien de temps. Le souffle me manque, je ne sens plus mes jambes, je suis sur le point de défaillir. » (p.38-39) Il a survécu, bien sûr, sinon il n’aurait pas pu nous raconter, mais quand j’ai lu, j’en suis tombé des nues ! On mettrait ça dans un film ou dans une bande dessinée, les gens penseraient que l’auteur exagère ; mais là, on est dans le monde réel, et l’histoire est entièrement improvisée, au gré des caprices d’une femme tyrannique, paranoïaque, boulimique d’argent et de pouvoir, qui a pillé les richesses archéologiques de la Tunisie par simple souci de profit pécuniaire, faute d’avoir les moyens intellectuels d’en apprécier la beauté ou la valeur patrimoniale (p.45 : « La seule bibliothèque du palais est une imitation dissimulant des coffres-forts ! ») et exproprié des innocents et bafoué les règles internationales protégeant les sites pour satisfaire ses délires expansionnistes en matière d’immobilier : « Des biens appartenant à des étrangers, anciens colons, et même simplement à des amoureux de la Tunisie étaient récupérés, occupés et légalisés au nom de la « famille ». Un cas a été rapporté à Carthage Salambô. Les propriétaires venus en vacances ont eu la surprise et le choc de trouver à la place de leur vieille bâtisse une construction neuve appartenant à Samira Trabelsi ! Certains sites classés ont été offerts aux proches. Quelques-unes de ces maisons étaient encore en construction au début de la Révolution, sur des terrains susceptibles de couvrir des ruines et protégés par l’Unesco. » (p.95)  

Ajoutez à cela des scènes de ménage ridicules, à peine digne de la série pseudo-humoristiques de M6, où le raïs, qui a volontiers trompé son épouse (madame ne s’est pas privée non plus), a ridiculisé sa personne et sa fonction devant témoins : « De retour au palais, on entend des cris dans les appartements privés. Le raïs, furieux, lui assène un coup de poing au visage et dégaine son pistolet en menaçant de la tuer. Une course-poursuite s’engage entre les deux époux à travers le dédale des couloirs. » (p.99) C’est tellement bouffon que ça en devient consternant, même si ça ne l’est pas autant que les rituels médiévaux, préhistoriques mêmes, auxquels Leila, qui ajoute la superstition à son inculture crasse, s’adonnait volontiers, ou que le « club Elyssa » fondé par madame pour y recevoir toute les femmes de l’élite tunisienne autoproclamée et se substituer au gouvernement : « C’est à partir du club que Leila vé gérer le pays, par le truchement des épouses et des femmes du gouvernement. Le club était en quelque sorte un avant-Parlement où siégeait l’exécutif. Leila y avait son bureau, recevait qui elle voulait, y compris les voyantes, entre deux parties de cartes, et régnait par procuration en attendant d’être assez forte pour s’imposer de manière radicale. » (p.134) Pour résumer : si vous souffrez de tyrannophobie chronique et que la fuite des Ben Ali vous a rempli de joie, Dans l’ombre de la reine ne vous guérira pas, loin s’en faut ! Ce livre est d’ores et déjà un document historique… Allez, kenavo !

Lofti Ben Chrouda, Dans l’ombre de la reine, 185 pages, éd. Michel Lafon, 17,95€.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *