Une vie de merde

 

Pendant longtemps, je n’ai connu que deux états d’esprit. Je passais sans aucune raison de l’exaltation la plus complète à l’abattement le plus profond, je me voyais soit génie démiurgique relégant des millénaires d’histoire de l’art au rang de gribouillages enfantins, soit sombre étron fadasse négligemment posé sur le bitume par un cabot galeux et arthritique. Soit tout blanc, soit tout noir. Le verre était vide ou il était plein, et sa base ne touchait la table qu’au moment de le remplir. Et j’étais parfaitement heureux comme ça.

Seulement, les états d’extase créatrice et d’illuminations esthétiques s’espaçaient de plus en plus au profit des crises de confiance, des projets morts-nés, et mes muses, les unes derrière les autres, se faisaient joyeusement la malle pour des paysages plus ensoleillés que la triste grisaille de mon esprit en proie aux longs ennuis, à cause du couvercle du ciel bas et lourd que je me suis même senti obligé d’emprunter à Baudelaire tellement j’avais épuisé toutes mes ressources.

Enfin, un jour, le souffle créateur a fui sans espoir de retour. Je me sentais las, sale, informe, inutile, et je ne pouvais plus regarder dignement pinceaux, instruments de musiques et ramettes de papier sans rougir de honte. Au plus bas de cette période d’affliction, je les entendais presque chuchoter dans mon dos et se gausser de mon infortune. Comme je ne pouvais plus rester chez moi, j’arpentais pendant des heures les rues de la ville, à la recherche de l’étincelle qui pourrait à nouveau enflammer le derrick de l’inspiration et remplir indéfiniment les barils de talent brut que je croyais encore posséder.

Après l’une de ces promenades dans le désert stérile de la ville défigurée par l’automobile, je ne parvins pas à ouvrir la porte de chez moi. Je tremblais trop pour insérer la clé dans la serrure. Je fis précipitemment marche arrière. J’étais devenu une merde, aussi décidai-je de rester parmi mes semblables sur le trottoir. Je m’allongeai sur le sol, entre deux colombins de beau calibre. Au sortir de quelques minutes d’hébétude, je crus entendre des voix, sans savoir d’où elles pouvaient émaner. Certainement pas des rares passants, qui font toujours semblant de rien voir quand quelqu’un git sur le bitume. C’était l’un des étrons qui m’abordait fort peu courtoisement.

« Hé mec, casse-toi de là, c’est notre trottoir. Tu es trop voyant, personne ne nous marchera dessus si tu restes là! ».

Je m’excusai platement auprès de mon interlocuteur, en lui expliquant que je débutais dans la fonction de merde et que je ne savais pas encore comment m’y prendre. Il me congédia en termes choisis, m’accusant d’être encore plus invasif que les innombrables mégots de cigarettes qui jonchaient le pavé et qui mettaient des dizaines d’années à se biodégrader, et m’invitant à aller répandre mes matières organiques chez les ploucs si j’étais désoeuvré.

Cette merde citadine, quoiqu’ayant un vocabulaire bien peu châtié, avait raison. Je me relevai, et regagnai rapidement mon domicile pour me saisir d’une bouteille de whisky fortement tourbé, pour me sentir plus proche de la terre. En quelques minutes, je me retrouvai dans la campagne lorraine, en quête d’un guide scatothrope qui m’enseignerait les bases de ma nouvelle vie. Au diable les reflexions tortueuses sur l’Art, les minutes de souffrance à se désarticuler l’auriculaire pour réussir un accord de sixte augmenté, les neurones torturés sur l’autel de la recherche du mot juste et du coloris idoine, et foin des artistes qui mettaient de la merde en boîte. Je faisais infiniment mieux: j’étais un artiste digéré et rendu à la Nature.

Bien vite, je me trouvais un compagnon à l’orée d’un champ, qui m’accueillit avec une infinie bienveillance, comme si j’entrais dans un monastère avec la foi aveugle des nouveaux convertis. Il m’enseigna que le monde n’est que mépris pour les fèces, les selles et les déjections. Pourtant, lui-même, avant d’avoir parcouru le système digestif d’une vache et de s’échouer fièrement sur la terre nourricière, avait été germe de blé, poisson réduit en farine, agneau innocent cuisiné et servi à la table d’un préfet, et qu’au cours d’une de ses précédentes incarnations était sorti des intestins d’un chien en étron fier, vertical et finement scuplté qui n’était pas sans rappeler l’architecture de la Sagrada Familia. Il se souvenait de toutes ses vies antérieures, et depuis des centaines d’années, il passait de matière animée et vivante à petite formation fécale brunâtre destinée à fertiliser la terre nourricière.

Il me conseilla toutefois, puisque j’étais encore mobile, de ne pas trop traîner là sous peine de me voir ramasser par un cantonnier indélicat. Je regagnai donc mon domicile, gonflé d’espoir et le moral au plus haut. J’adressais un bras d’honneur à mes ex-compagnons de création, et passai la nuit à penser à l’histoire de mon nouvel ami. Je pris rapidement l’habitude de me rendre tous les jours dans les parcs, les champs, et les moindres recoins de verdure pour écouter les histoires des miens, que dis-je de mon peuple. Pour la première fois de mon existence, je me sentais intégré à un groupe. Et comme j’ignorais de quel intestin j’étais issu, j’étais une merde libre: personne ne me ramasserait avec dégoût, la main dans un sachet plastique retourné, pour me jeter dans une poubelle quelconque. Alors qu’avant que je prenne conscience de mon état de merde, ça aurait pû arriver n’importe quand.

Un soir, j’avais rencontré des excréments déposés dans un jardin public par des touristes anglais. J’avais bu plus que de raison, et mes nouveaux amis exhalaient également l’éthanol à plein nez. Comme j’aime beaucoup parler anglais, nous devisâmes pendant des heures, une conversation du plus grand intérêt émaillée de fous rires, où j’ai plus appris sur l’histoire de l’Angleterre que dans tous les livres que j’ai lus sur le sujet. Je me sentais si bien que je décidai de ne pas rentrer chez moi.

La nuit était douce, et les mouches m’adressaient de minuscules baisers de leurs petites trompes. Je plongeais dans un sommeil profond et bienheureux, comme je n’en avais jamais connu. Aucun art, aucune drogue, aucun de mes anciens contemporains à deux pattes ne m’avait jamais procuré un tel ravissement.

Au réveil, j’eus le plus grand mal à décoller les paupières, mais j’étais serein. J’avais séché. Je savais qu’il ne fallait pas lutter, que j’avais enfin trouvé l’endroit où je devais être posé. J’entrais enfin dans le grand cycle de la vie, j’apportais mon écot à l’appétit de Mère Nature, et je faisais don de mon azote, mon phosphore, mon potassium et du reste à d’autres existences que la mienne.

J’ai eu une belle vie de merde.

 

 

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