Avoir des pauvres sous le tapis, c’est bien pratique

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Depuis que je gribouille de la chronique ici-même pour occuper mes gueules de bois, et comme il m’arrive de parler de politique, il advient parfois qu’on me prenne pour un journaliste et qu’on me reproche ma subjectivité radicale. Pis encore, il arrive même qu’on me demande mon avis sur des sujets divers. Alors autant être clair: mon avis général en matière de politique, c’est que je m’en fous éperdument. Il y a bien longtemps que je n’ai plus de carte d’électeur, il y a des lustres que je n’arrive plus à distinguer, à quelques exceptions près, la différence fondamentale entre les différentes formations, ça fait une éternité que je trouve que la vie serait plus belle s’il n’existait aucune forme de pouvoir; et si vraiment j’avais un dimanche de libre où le désœuvrement le plus total devait me traîner jusqu’aux urnes, ma sympathie irait plutôt aux écolos quand ils arrêteront de lécher les bottes du PS pour un strapontin tout pourri. C’est pour te dire à quel point je ne suis pas près de revoter.

Mais quand même, être indifférent aux gesticulations grotesques de ceux qui se font fort de sauver le canton/la ville/le département/la région/la France/le monde en une mandature ne signifie pas être indifférent au sort de mon prochain et à celui de ma pomme. Et mine de rien, ça me gave de voir le Front National, qui reste encore ce qui se fait de pire en politique, coloniser les cerveaux déserts de nombre de mes concitoyens.

Alors avant de me traiter de salaud d’abstentionniste, considère tout cela: le 17 octobre, c’était la journée mondiale du refus de la misère, louable initiative menée par ATD Quart-monde pour rappeler à nos amis gouvernants qu’ils ne sont pas élus que pour faire des bisous à Mmes Merkel et Lagarde en leur remettant la tête des services publics sur un plateau d’argent. C’est également le jour qu’ont choisi les clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 pour menacer de se mettre en grève si on appliquait à ces pauvres bichons miséreux de footballeurs la fameuse tranche d’imposition à 75% qui n’a toujours pas passé l’écueil du Conseil Constitutionnel à ma connaissance. Cela faisait également une semaine que la police, toujours prompte à appliquer la loi à la lettre quand elle est bien dégueulasse, avait expulsé la petite Léonarda vers le Kosovo. Et enfin, la toute nouvelle réforme des retraites venait de voir le jour à l’Assemblée Nationale. Tu la sens bien, la motivation de tout un chacun à lutter contre la misère?

Ce ne sont que des exemples de la semaine dernière. Si tu cherches bien, tu verras que l’essentiel de l’action politique depuis des décennies consiste à criminaliser la misère pour se donner l’impression de faire quelque chose. On expulse des migrants parce que ce sont des cibles faciles, avec ou sans papiers. Je n’arriverai jamais à me mettre dans le ciboulot que pour aller d’un pays A à un pays B, il te faille absolument un titre de séjour, un passeport biométrique, et le visa des administrations compétentes. Je n’arriverai non plus jamais à admettre que ce visa est d’autant plus facile à obtenir que ton pays entretient de bonnes relations diplomatiques ou économiques avec celui d’en face, comme si on était responsable individuellement de la bêtise des gouvernants et de la réciprocité des modalités d’exploitation des habitants. Même au Moyen-Age, on était plus libre de se mouvoir. Il faut dire qu’en ces temps prétendument obscurantistes, on n’avait pas encore parfaitement mis au point le concept stupide de Nation. Quant aux imbéciles qui geignent contre les étrangers qui ont « droit à plus d’aides que les bons Français », ils devraient se renseigner sur les conditions d’ouverture de droits aux minima sociaux. Non seulement les étrangers ont moins de droits que les autres avant de pouvoir justifier d’une durée de séjour suffisante, mais en plus le bon con de Français a plein de droits qu’il ne réclame pas pour ne pas passer pour un assisté, ou parce qu’il ne le sait tout simplement pas.

Autre exemple: si le capitalisme est en état de crise perpétuelle, ce n’est pas la faute des marchés et des marionnettistes qui en tirent les ficelles. Non, le marché c’est comme Dieu, il est un peu con sur les bords de temps en temps, mais il a toujours raison et tu fermes ta gueule. Les premiers à payer les conneries des banquiers, ce sont les salariés et au premier chef les moins qualifiés (qu’on retrouve aussi dans la catégorie d’au-dessus). Un frémissement à la baisse du taux de croissance, et hop une charrette de licenciements. Une petite faiblesse de l’euro, et hop on arrache des chapitres du Code du Travail qui empêchent nos entreprises d’être compétitives. Et pour le plaisir, on dérembourse des médicaments sans toucher aux bénéfices des laboratoires pharmaceutiques, et on revoit à la baisse le taux de remboursement par l’assurance maladie. Du coup, il y a trop de chômeurs? Pas grave, on allège la fiscalité des entreprises au détriment de la Sécurité Sociale contre une promesse de créer des emplois aussi contraignante qu’une promesse de campagne. Et puis on n’augmente pas trop les salaires non plus, sans quoi tous les loqueteux pourraient devenir exigeants à force. Mieux vaut les tourner les uns contre les autres

Tiens, un dernier exemple pour la route. Manuel Valls a sans doute lu ma précédente chronique, et s’est mis en tête de donner des conseils aux femmes pour leur éviter d’être victimes d’agressions sexuelles. Un parfait bréviaire de conseils machistes et réactionnaires, qui ne ferait pas tâche en Iran, et qui amène à se demander si dans l’esprit rigide de Manu, toutes ces gourgandines qui se font violer ne le chercheraient pas un petit peu. Comme dans les exemples précédents, on invite tout le monde à se méfier de tout le monde, à commencer par soi-même.

Le Front National est l’apogée de ce système de pensée qui voit de l’ennemi partout, et se cherche des responsables pour chaque turpitude de l’existence. Mais les autres partis ne sont pas en reste. Partout on affiche des convictions plus ou moins fermes selon les circonstances, et parfois même on a de bonnes idées; mais presque personne ne porte d’autre projet que bosser, consommer, se reproduire et crever. Et même ce programme peu ragoutant, on n’arrive pas à le mettre en œuvre. C’est toute l’utilité des miséreux: ils rappellent à quiconque aurait des velléités sociales que ça pourrait être pire si on s’éloignait un peu du troupeau. Et s’il n’y avait pas de pauvres, à quoi servirait la politique?

Donc je suis parfaitement d’accord pour qu’on mette tout en œuvre pour contrecarrer l’avancée du Front National. A commencer par contrecarrer tous ceux qui ont laissé se produire cette avancée.

 

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