Galerie de portraits (16) : Edika

« On ressent assez vite, à la contemplation d’une toile du Tintoret, un léger ennui qu’on ne retrouve pas à la lecture de Fluide Glacial, où Édika dessine très bien les bites. » (Pierre Desproges) 

Edika en oncle Fétide, dessiné par votre serviteur en 2009, ce qui ne nous rajeunit pas.
Edika en oncle Fétide, dessiné par votre serviteur en 2009, ce qui ne nous rajeunit pas.

 

Devezh mat, Metz, mont a ra ? Un monsieur discret au crâne dégarni et au visage rondouillard trahissant ses origines nord-africaines, le tout dissimulé derrière des lunettes qui contribuent pour une large part au sérieux de son attitude : dur de croire que ce monsieur apparemment raide comme la justice est ce maître incontesté de la B.D. d’humour absurde, incontournable pilier du mensuel Fluide Glacial qui, par ailleurs, lui rend dans son numéro 449 un juste hommage à l’occasion de la sortie du 35e album de ce génie intitulé Histoires obliques, ce qui n’est pas le plus débile de ses titres, convenons-en.

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La discrétion dont fait preuve Édika (ben oui, c’est lui, je parlais de qui, d’après vous ?), qui tranche radicalement avec l’exubérance de son frère Carali (monsieur Psikopat, oui) a pour conséquence directe que le public ne le connaît par son œuvre, qui elle-même n’est pas si facile d’approche ; pour vous en convaincre, laissez-moi vous narrer la gestation de ma relation avec l’œuvre d’Édika, qui a connu trois étapes essentielles, et j’ose penser que beaucoup de lecteurs ont été dans le même cas : au début, avant même de vraiment le lire, j’étais simplement séduit par un graphisme sympa, vivant et chaleureux ; ensuite, après avoir lu pour la première fois un de ses albums, mon cerveau m’enjoignait de balayer d’un geste large toutes ces bêtises, mais mon cœur, comme par un effet de blougou à sens giratoire inversé, faisait naître en moi une attraction irrésistible vers cet univers apparemment sans queue ni tête ; enfin, cédant à l’insistance des battements de mon cœur, je me décidai à partir une nouvelle fois à la rencontre de ce petit monde pour prendre conscience de mon erreur : cet univers que je croyais sans queue ni tête était VRAIMENT sans queue ni tête mais c’était justement là que résidait tout le génie de son créateur qui allait désormais occuper, pour ne plus jamais la quitter, une place de choix dans mon panthéon personnel des monuments de la bande dessinée, je m’excuse si j’aligne les clichés comme des perles, mais je vous avais bien dit que mon histoire avec Édika ressemblait à celle de beaucoup de lecteurs.

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Autre chose… Ah oui ! Si j’ai bien compris les pages autobiographiques de Carali dans Siné mensuel (prions pour que le journal survive…), le jeune Édouard Karali comptait, au sein de la fratrie, parmi les enfants désirés et subséquemment choyés, contrairement à son frère Paul, enfant non voulu : il n’y a cependant pas eu pour autant d’animosité indépassable entre les deux frères, comme peut en témoigner la participation active d’Edika aux débuts du Psikopat et la BD à quatre mains qu’ils ont réalisée pour le vingtième anniversaire de Fluide. De toute façon, le sort de l’enfant Edika a-t-il été vraiment plus enviable que celui de son frère ? Pas sûr : de son propre aveu, il a payé l’affection de ses parents d’une éducation morale et religieuse très stricte voire castratrice, chape de plomb dont il n’a eu de cesse que de se libérer une fois parvenu à l’âge d’homme (hé, vous ne trouvez pas que j’écris bien, les mecs ?) ce qui explique que ses premières histoires soient à ce point pleines de bites, de seins, de vulves, de lobes d’oreilles et autres organes sexuels ; au fur et à mesure que le dessinateur mûrira et parachèvera cette libération, la présence du sexe sera de plus en plus discrète dans ses planches, ce qui n’est en aucun cas la marque d’un assagissement de sa part ! Bien au contraire, sa folie à la fois douce et destructrice, digne de Tex Avery et des Monty Python réunis, restera sa marque de fabrique, à croire que ce monsieur qui, tel Binet, a l’air si sérieux dans la vie de tous les jours (ce qui surprend beaucoup les jeunes lecteurs qui le rencontrent), met dans son travail toute la fantaisie qu’il ne peut se permettre de déployer dans sa vie sociale ; Maëster n’avait donc pas tout à fait tort de lui faire jouer un rôle de schizophrène dans sa série des Meurtres fatals… Quoi qu’il en soit, on ne dira jamais assez à quel point l’humour a des vertus cathartiques : pas étonnant que ceux qui n’ont pas d’humour soient si méchants…

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Enfin, je terminerai en signalant un thème qui, sans être obsédant dans son œuvre, n’en est pas moins récurrent, celui des transformations physiques radicales : on trouve régulièrement dans ses planches, ses illustrations, ses couvertures, et même dans ses marges de la Gazette de Frémion, des personnages, féminins ou masculins, qui tentent et réussissent (pour certains en tout cas) d’améliorer sensiblement leur silhouette, que ce soit en accroissant leur masse musculaire, en perdant du poids ou en subissant une augmentation mammaire. À en croire le dossier que Fluide lui consacre cette semaine, la source de cette inspiration viendrait de son père Alexandre Karali, culturiste notoire et propriétaire d’un gymnase au Caire, mais ne peut-on pas y voir, plus profondément, la manifestation d’une volonté de se libérer de la tentation de tomber dans le piège du rêve d’un corps parfait ? En d’autres termes, a-t-il tourné en dérision la possibilité, vendue avec force par les médias, de se muer en canon de beauté, pour mieux échapper à ce piège tendu par la publicité ? Cela n’enlève rien à l’influence du père, bien au contraire : ce serait une façon comme un autre de se libérer de la fascination dont ce dernier a été l’objet. Quoi qu’il en soit, je me garderai bien de répondre et de prendre le risque de faire de la psychanalyse de bazar, d’autant que, pour le plus grand bonheur de ses lecteurs, le maître a préféré faire de la création sa thérapie plutôt que d’enrichir un des disciples du docteur Freud ; peu importe qu’il ait vraiment cherché à se libérer de la tentation qu’aurait pu faire naître en lui l’exemple du père et tous ces messages incitant à la quête de la perfection physique, ses histoires tournant autour du sujet n’en sont pas moins des merveilles, à commencer par « Psychologie de l’entropie contradictoire ». Cette histoire, parue dans le numéro 168, daté de juin 1990, de Fluide Glacial et reprise dans l’album Big Noz se déroule dans une Afrique de fantaisie et se focalise sur une grosse « mamma » noire qui entre dans un « club de spowt » et qui, après avoir été soumise à l’action de machineries plus farfelues les unes que les autres, en ressort avec une silhouette digne de Naomi Campbell. La transformation est conforme à la promesse que faisait l’affiche promotionnelle du « club de spowt », ce qui contredit ce que j’avais longtemps considéré comme une loi dans la bande dessiné humoristique, à savoir le fait que les rêves et désirs les plus fous, quand ils sont visualisés, ne se réalisent jamais. Cette histoire est d’autant plus marquante qu’un de ses extraits a servi d’illustration pour la couverture d’un hors-série « Spécial mode », ce qui justifie la comparaison avec Naomi Campbell…

Je me rends compte qu’en voulant faire le portrait d’Édika, je n’ai fait que vous expliquer pourquoi je l’admire autant. Bah, on s’en fout, Édika, c’est pas le roi de la cohérence absolue. Je vous aurai bien fait un dessin mais je ne suis pas sûr d’être à la hauteur… Pourquoi tant de haine ? Kenavo, les aminches !

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