Longtemps ce berger s’est couché de bonne heure. Il en avait fait autant la veille et ce, pour la dernière fois. En effet, ce jour-là, tel Panurge, il menait ses moutons tout droit vers le gouffre ; malveillance, incompétence, manque d’intelligence ? Nul ne le savait. Toujours est-il que ce mauvais pasteur marchait droit devant lui, impassible, vers un abîme sans fond, allant au-devant d’une mort certaine pour lui et pour son cheptel qui se contentait de le suivre.
Son cheptel se contentait de le suivre ? Non ! Les ovins ne sont pas restés muets en voyant vers quelle issue fatale leur berger les conduisait ; car ils voyaient bien quel sort il leur réservait ; car ils bêlaient de toutes leurs forces leur indignation face à une telle hérésie. Mais que firent-ils de plus ? Rien. Ils bêlaient leur courroux, mais n’en suivaient pas moins benoîtement le pasteur. Pas un ne dévia sa route, pas un ne tenta d’arrêter le berger dans sa marche vers la mort, pas un n’alla au-delà des protestations. La limite entre le bêlement et l’acte aurait pourtant été aisé à franchir car, si en face de troupeau s’ouvrait l’abîme, à ses côtés et derrière lui s’étendaient à perte de vue les hauts plateaux verdoyants, couverts à profusion d’une herbe qui ne demandait qu’à être broutée par quelque ovin rebelle à une autorité insensée ; les moutons avaient toute latitude pour prendre la fuite et se construire de leur propres sabots un avenir meilleur, mais aucun ne passa à l’acte malgré l’absence de toute surveillance, le berger tournant obstinément le dos à ses bêtes et n’ayant pour seul appui qu’un vieux chien édenté et boiteux qui aurait été bien incapable d’inspirer une quelconque terreur et encore moins de rattraper un éventuel récalcitrant. La rébellion se limitait à des bêlements de plus en plus haineux au fur et à mesure que l’on s’approchait du gouffre, mais à aucun moment les pattes ne se mirent au diapason des gosiers et c’est en parfaite connaissance de cause, sans rien cacher de son ressenti mais sans pour autant ralentir son allure, que le troupeau s’avançait vers l’abîme.
Tout le troupeau ? Non ! Un jeune agneau, plus lucide que ses congénères de tous les âges, prenant la mesure exacte de la situation, fit volte-face et fonça, de toute la force que lui permettaient ces petites pattes, dans une direction indéterminée mais de toute façon plus prometteuse que la cessation prématurée de sa courte existence. Indifférents aux bêlements de sa mère, il se voyait déjà paissant librement l’herbe vermeille et gagner la maturité qui lui était due, au mieux en toute liberté, au pire sous le regard bienveillant d’un berger de toute façon préférable à celui qu’il quittait. Hélas ! Hélas ! Sa génitrice la brebis bêla tant et tant que le troupeau sortit soudain de sa torpeur généralisée et s’empressa, à l’unanimité, de pourchasser ce jeune impudent qui osait transgresser les règles et démontrait ainsi ce que ses aînés ne voulaient pas voir, à savoir l’inanité des lois qu’ils respectaient. Rattraper l’agneau égaré fut aisé, le ramener à la raison le fut beaucoup moins : encerclé par ses congénères, le jeune ovin se débattait, refusait tout retour à l’ordre, battait de ses petits sabots tout individu qui osait l’approcher. Mais le combat était inégal et, faute de le ramener à leur raison, les moutons le battirent comme plâtre tant et si bien qu’il succomba, maculant du rouge de son sang le vert des plateaux. Satisfaits de leur sale besogne, les moutons firent demi-tour et reprirent, comme si de rien n’était, la route qu’ouvrait pour eux leur berger suicidaire ; on raconta à la mère du petit des insanités pour légitimer la mort de l’agnelet, on prétendit qu’il était armé, qu’il avait lui-même tué un autre mouton, qu’il avait pactisé avec le loup… Mais qu’importe, la brebis n’eut guère le loisir de porter le deuil de son petit car, à peine quelques minutes plus tard, suivant son pasteur, tout le troupeau se précipita, sans interrompre pour autant ses protestations, dans le gouffre qui leur était promis. Tout était consommé : voilà quelle fut leur récompense pour avoir châtié le seul d’entre eux qui avait fait ce qu’ils réclamaient.
Vous voulez une morale ? Hé, oh, y a pas écrit « La Fontaine », hein !
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