Rapport Badinter : le crépuscule d’une idole

Monsieur Hubert Coudurier n’est sûrement pas un imbécile ; sinon, il ne serait pas directeur de l’information du Télégramme de Brest. Qu’il exprime dans ses articles des idées qui ne sont pas les miennes, je n’en ai rien à faire. Mais n’empêche.

N’empêche. N’empêche que j’ai tiqué lorsque, dans l’édition du 28 janvier dernier du quotidien régional dont il est incontestablement un grand ponte, monsieur Coudurier a cru pertinent de faire, sous le titre « Taubira : une icône déchue » le commentaire suivant sur la démission de Christiane Taubria du gouvernement : « Qui s’en plaindra ? Pas les Français qui approuvent à 73 % son départ, selon un sondage Odoxa. » 73 %. Un chiffre qui veut tout dire et, de ce fait, en arrive à ne rien dire. Car, monsieur Coudurier, derrière ce nombre, derrière cette majorité écrasante qui semble bien vous arranger, se cache une diversité de motifs d’approbation dont vous vous débarrassez à bon compte.

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Toutes ces personnes interrogées n’ont sûrement pas les mêmes raisons d’approuver le départ de madame Taubira. Passons rapidement sur ceux qui n’ont tout simplement jamais digéré qu’une femme noire puisse devenir Garde des Sceaux ; j’ose espérer que monsieur Coudurier les méprise tout autant que moi. Ne nous étendons pas non plus, par pure bonté d’âme, sur les consternantes badernes homophobes et rétrogrades de la « manif pour tous » pour qui Taubira reste la femme à abattre : quoi qu’en disent ces imbéciles qui n’accepteront jamais le mariage entre personnes du même sexe, ils ne sont absolument pas représentatifs des Français. À ces deux catégories s’ajoutent grosso modo trois autres : premièrement, il y a ceux, essentiellement mais pas exclusivement des sympathisants de droite, qui désapprouvaient sa politique en tant que ministre de la justice, la trouvant trop « laxiste », point de vue que je respecte faute de l’approuver ; deuxièmement viennent ceux qui déploraient la « cacophonie » gouvernementale, appelaient de leur vœux une équipe parlant d’une seule voix et approuvent donc le départ de madame Taubira en raison de la clarification qu’il apporte – les tenants de cette opinion se recrutent dans toutes les tendances politiques ; troisièmement, enfin, il y a ceux, généralement de gauche, qui, comme moi, approuvaient les grandes lignes de la politique de la ministre de la justice, appréciaient cette personne, l’une des dernières personnalités politiques françaises à faire honneur à la culture française en citant les grands poètes dans ses discours (partir sur une citation d’Aimé Césaire, ça a quand même plus de classe que Raffarin citant la chanteuse Lorie) et jugeaient donc qu’il en allait de l’honneur de cette dame de ne pas continuer à cautionner la politique sécuritaire liberticide et dangereuse d’un gouvernement capable de pondre des monstres juridiques comme la déchéance de nationalité, léguant à d’éventuels successeurs encore moins responsables des joujoux dont ces derniers ne manqueraient pas de faire un usage aussi intensif que criminel.

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Bref, monsieur Coudurier, je pense que ceux qui appartiennent à la troisième catégorie n’apprécient que modérément d’être mis dans le même sac que la première dans laquelle on retrouve notamment Marine Le Pen pour qui le départ de madame Taubira est une source de « soulagement » – une ennemie pareille honore ; je pense aussi que vous en prenez à votre aise avec les chiffres dont vous disposez pour faire dire aux Français des choses qui vous arrangent : rendre justice à la diversité des opinions exprimées derrière l’approbation de la démission de Christiane Taubira aurait été une marque non seulement d’éthique journalistique mais aussi de courtoisie élémentaire – vous remarquerez que depuis le début, je vous parle poliment. Vous allez vite en besogne, à mon sens, en parlant d’elle comme d’une « icône déchue » alors que cette démission, bien au contraire, assure à cette femme de rester une icône pour tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans les mesures sécuritaires du gouvernement. Cette semaine-là, pourtant, celui qui tenait absolument à commenter la chute d’une icône aurait pu trouver ce qu’il voulait avec le cas de Robert Badinter.

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Pour les représentants de cette gauche libertaire qui soutient madame Taubira et que monsieur Coudurier semble prendre de haut, monsieur Badinter était une sorte d’idole intouchable : lors du procès de Patrick Henry, il avait osé faire le procès de la peine de mort contre une France avide de sang de tueur d’enfant, et lors de son passage au ministère de la justice, il a eu le courage politique de mettre au rebut une guillotine dont l’existence rassurait tellement le fan club de Roger Gicquel dont les Français étaient encore, pour la plupart d’entre eux, membres d’honneur. Je revois encore les bourgeois rassis et pourris, soutenus par les gros beaufs qui n’ont que 2.000 ans de crasse entre les deux oreilles, manifester pour la barbarie contre le Garde des Sceaux ! Aujourd’hui, ces badernes doivent bien rigoler maintenant que Badinter, par son déjà tristement célèbre rapport, s’est finalement rallié à leur éternelle croisade des forts contre les faibles et des riches contre les pauvres ! J’exagère ? À peine : ceux qui militent pour toujours plus de répression sont souvent aussi ceux qui réclament toujours moins de droit pour la plèbe et toujours plus d’injustice sociale ; lutter pout la peine de mort et contre les droits des travailleurs, c’est fondamentalement obéir au même instinct de mort et aux mêmes pulsions haineuses, c’est pourquoi les deux vont si souvent de pair. De même, quand, par amour de l’humanité, on milite pour plus de justice, c’est dans tous les sens du terme, donc aussi bien dans le domaine des affaires judiciaires que dans le monde du travail ; pour les vrais amoureux de la liberté, pour les vrais ennemis de la barbarie, que celle-ci ait pour exécuteur le bourreau ou le patron voyou, Badinter est bel et bien, désormais, une icône déchue.

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Il faut pourtant se garder d’accabler excessivement le vieil avocat : en effet, il est tout de même ahurissant qu’on lui ait commandé un rapport sur le code du travail, question sur laquelle un ancien ministre des affaires sociales aurait quand même été plus approprié. Il est vrai que le monde politique est, par excellence, le monde où l’on distribue les postes sans tenir aucun compte des compétences personnelles, permettant à des individus comme Philippe Douste-Blazy de passe indifféremment du ministère de la santé à celui de la culture puis à celui des affaires étrangères sans que ça émeuve qui que ce soit ! Cela est peut-être encore plus flagrant quand l’exécutif commande des « rapports d’experts », le but n’étant évidemment pas d’avoir un avis compétent et des recommandations fiables pour la marche à suivre mais bien de donner un semblant de légitimation intellectuelle à ce qui a DÉJÀ été prévu, de sorte que la seule difficulté, à ce moment-là, est de trouver une personne à la fois suffisamment incompétente pour ne pas oser donner des recommandations allant à l’encontre de ce qui a été décidé mais aussi suffisamment incontestable pour que sa parole ait valeur de vérité absolue : c’est à ce titre, et à ce titre seulement, que le premier ministre a fait appel à Badinter, ajoutant probablement à la justification de sa politique la jouissance malsaine de « mouiller » une personnalité dont il ne peut que jalouser l’aura.

Quoi qu’il en soit, pour conclure en revenant à notre sujet de départ, il semble aussi que monsieur Coudurier a oublié ce qui est peut-être le plus important : l’approbation du geste de madame Taubira peut très bien être moins lié à la satisfaction de la voir partir qu’à la reconnaissance de la grandeur de son geste ; habituellement, un ministre se résigne à sacrifier son portefeuille quand il est mis en examen ou a subi un revers électoral, plus rarement suite à un désaccord politique l ! On ne peut donc que saluer la décision de madame Taubira de rester en accord avec ses idées. Enfin, par politesse et par principe de solidarité entre Bretons, je souhaite tout de même bonne chance dans ses nouvelles fonctions à monsieur Jean-Jacques Urvoas, notre nouveau Garde des Sceaux, même si passer d’une admiratrice d’Aimé Césaire à un fan de Mylène Farmer me laisse une fâcheuse impression de baisse de niveau.

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