La petite semaine du professeur Blequin (30)

LUNDI 30 JANVIER

– Bonjour, madame Kervella.

– Bonjour, professeur ! Alors, la victoire de Benoît Hamon, ça a dû vous faire plaisir, non ?

– Oui, mais ça ne m’a pas surpris outre mesure : comme je vous le disais la semaine dernière, Valls se présentait comme le seul candidat capable de faire gagner la gauche, ce qui revenait à dire qu’il partait perdant. Hamon, lui, n’approche pas les élections avec cette attitude défaitiste, il redonne donc aux électeurs de gauche l’espoir de pouvoir tourner le page des années Hollande. Moi-même, je vais peut-être pouvoir à nouveau me revendiquer comme « socialiste » sans avoir à raser les murs…

– Mais le revenu universel, vous ne trouvez pas ça un peu gros ?

– J’ai envie de vous répondre que c’est pour ça que ça passe ! Plus sérieusement, ça fait bien une quarantaine d’années qu’on essaie de trouver du travail pour tous sans résultats : tout ce qu’on a réussi, c’est précariser ceux qui avaient déjà un emploi en jouant les apprentis sorciers avec le contrat de travail ! On n’a jamais produit autant de richesses : un travailleur d’aujourd’hui produit 30 fois plus qu’un travailleur d’hier, les fruits de cette production doivent être mieux répartis ! Combien d’individus capables de grandes choses ont tué dans l’œuf leur créativité, convaincus qu’ils ne pouvaient être rien d’autres que des producteurs sans cervelle ? Avoir un revenu garanti permettrait de libérer les intelligences endormies par les longues files d’attente au Pôle Emploi ! Bien sûr, ce sera sûrement assez difficile à mettre en place… Mais qui sait ?

– Et tous ces parlementaires PS qui se rallient à Macron ?

– Bon débarras ! Qu’ils partent ! Ça prouve tout simplement que ce ne sont pas de vrais gens de gauche !

MARDI 31 JANVIER

– Bon, qu’est-ce que je vous sers ?

– Un chocolat chaud, s’il vous plait.

– ? C’est un peu régressif, de votre part… Il faudra plus que l’investiture de Benoît Hamon pour vous libérer de vos angoisses, apparemment.

– Vous lisez en moi comme dans un livre. Est-ce que vous êtes au courant de la chute du dictateur de Gambie ?

– J’en ai vaguement entendu parler : voilà un noir auquel Marine Le Pen sera prête à accorder l’asile politique !

– Riez, femme positive ! N’empêche que l’événement a été l’occasion de parler de ce pays d’Afrique : saviez-vous que l’espérance de vie y est de 60 ans, que plus de la moitié de la population est analphabète et que le salaire moyen est de 40 euros ? Et après ça, on dit que les Français souffrent !

– Vous ne pouvez pas nier que certains de nos compatriotes ont de vraies difficultés.

– Je ne dis pas ça ! Mais je ne peux m’empêcher d’être suffoqué par autant d’égoïsme…

MERCREDI 1er FÉVRIER

– Vous n’avez pas tort : en Amérique, ce ne sont pas les plus démunis qui ont voté Trump.

– Je ne vous le fais pas dire ! Pendant des siècles, le mâle blanc hétérosexuel et chrétien s’est cru le maître incontesté de la planète : il ne s’est toujours pas remis de découvrir que ce n’était pas le cas et il persiste à envisager le moindre avantage accordé aux femmes, aux noirs, aux arabes, aux musulmans, aux juifs ou aux homosexuels comme une attaque en règle contre les résidus de sa suprématie ! Ce n’est pas chez les panses vides que Trump a recruté ses électeurs mais chez les panses pleines qui ont peur de manquer !

– Et on voit ce que ça donne, maintenant.

– Ah ça, oui, on le voit : ça donne des vies humaines brisées parce que l’immigration était leur seule planche de salut, ça donne le monde entier qui se braque contre l’Amérique, ça donne toute une population qui descend dans la rue pour manifester contre un président investi depuis à peine deux semaines… Et c’est ça que l’extrême-droite français voudrait importer chez nous ! Ça donne envie !

– Sans compter que même les Européens sont menacés : j’ai une nièce qui devait se rendre en Amérique pour poursuivre ses études, c’est sérieusement compromis, maintenant.

– Ah ça ! Pour un chef d’État, l’intelligence, c’est de la merde ! Sans compter que les descendants des Pilgrin fathers qui ont colonisé l’Amérique ne peuvent s’empêcher de mépriser les Européens, un peu comme le jeune homme autonome méprise celui qui vit toujours chez ses parents… En tout cas, maintenant que le rejet de l’étranger se retourne même contre les Européens, ces derniers ne peuvent plus dire qu’ils ne savent pas ce que ça représente !

JEUDI 2 FÉVRIER

– Et l’affaire Pénélope Fillon, vous en pensez quoi ?

– Ah, vous n’allez pas vous y mettre vous aussi ! Je pensais que cette affaire ferait « pschiiit » mais Fillon est un amateur : aujourd’hui, on ne parle plus que de ça, tout le monde en rigole, sauf moi !

– Pourtant, vous ne l’aimez pas beaucoup, Fillon ?

– Mais je le déteste ! J’ai manifesté contre sa réforme quand il était ministre de l’éducation, je désapprouvais sa politique quand il était premier ministre ! Dans des circonstances normales, je serais le premier à rire de ce qui arrive à ce politicien ! Seulement, pour l’heure, j’ai peur que tout ça profite à une certaine ignoble blondasse dont le nom est déjà un gros mot de cinq lettres !

– Vous faites vraiment une fixation là-dessus…

– C’est vrai, mais comprenez-moi : en tant que telle, l’expression du ras-le-bol dont la classe politique fait l’objet, je la trouve parfaitement légitime, mais elle a été tellement phagocytée par l’extrême-droite qu’elle m’est devenue insupportable. Et quand je dis l’extrême-droite, je ne parle pas que du Front National, j’y englobe la manif pour tous, les Dieudolâtres, les Zemmmourroïdes, les bonnets rouges, le printemps français…

VENDREDI 3 FÉVRIER

– Et bien vous n’auriez pas aimé ce qui s’est dit hier dans mon bar : figurez-vous que dans une commune voisine, ils doivent retourner aux urnes parce que la majorité municipale a éclaté, alors ils ont parlé politique, en des termes qui ne vous auraient pas plu !

– …

– Ben quoi ? J’ai dit une bêtise ?

– Vous n’êtes pas obligée de me rapporter ce que viennent déblatérer les poivrots qui viennent chez vous en semaine ! Je suis assez angoissé comme ça ! C’est chaque fois pareil : chaque fois que je suis angoissé, chaque fois que je souffre moralement, on se fout de ma gueule ! On dit que les Aspis ont un gros déficit d’empathie : je m’excuse, mais le manque d’empathie n’est pas la chose la moins partagée du monde ! La plupart des neurotypiques laissent des humains crever la gueule ouverte à deux pas de chez eux et on ne dit pas qu’ils sont handicapés !

– Excusez-moi, professeur, je ne voulais pas vous faire de peine… Parlons d’autre chose, si vous voulez : il parait que vous avez fait une communication en anglais ?

SAMEDI 4 – DIMANCHE 5 FÉVRIER

– On vous a bien informée : les étudiants de master de lettres de la fac de Brest avaient organisé une journée d’étude sur le concept de « forme » alors j’ai saisi l’occasion pour leur parler de l’abondant usage qui en est fait chez Platon. Si j’ai fait mon exposé en anglais, c’est tout simplement parce que c’était la règle qu’ils s’étaient fixée, même l’appel à communication était rédigé dans cette langue, alors ce n’est pas parce que j’ai déjà mon doctorat que j’allais déroger…

– En tout cas, c’est tout à leur honneur, de faire le pari de l’international en ces temps de repli sur soi !

– …

– Rhôlolo, on ne peut plus rien vous dire ! Finissez donc votre chocolat, il va être froid !

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