La révélation

Depuis sept ans, le docteur Michel Ravit s’adonnait à la recherche. Il était très estimé dans son métier. Il vivait dans une ville de province française où apparemment rien ne se passait. Il n’y avait pas non plus de monuments remarquables, peu d’habitants s’étaient rendus jusqu’à Paris. Ceux de la campagne alentour faisaient à peine vingt kilomètres dans leur vie et le docteur lui-même se déplaçait rarement. Et voilà qu’un événement venait de se produire, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il avait si bien réussi qu’il venait d’obtenir une promotion et il était nommé à Dakar. Cela se passait en 1930, époque de l’Empire français.

Pour un homme aux habitudes si régulières et dont l’existence était tellement casanière, c’était une aventure peu ordinaire. Lui-même en demeurait stupéfait, mais il ne refusa pas la promotion, car le poste qui lui était offert le séduisait trop.

Le docteur était marié. Sa femme Jacqueline s’intéressait à sa maison, à ses courses, à son église. Elle n’était ni belle, ni laide, mais banale. C’était une amie d’enfance qu’il avait connue depuis toujours, il s’était attaché à elle et il lui avait semblé normal de l’épouser.

Avant de se marier, le docteur n’avait eu qu’une seule aventure. Cela s’était produit à l’occasion du banquet de fin d’études, moment d’excitation rarement atteint chez lui. Certes le bon vin aidait à provoquer cette sensation. Les carabins étaient allés chercher les filles qui les guettaient dans la rue. L’un de ses camarades lui avait amené une femme pulpeuse aux seins lourds, à la bouche large. Soit ivresse, soit délire passager, ou curiosité, bref désir, il la suivit chez elle. L’expérience lui parut assez sordide. Le lendemain, il en éprouva une impression de profond dégoût et s’empressa d’oublier l’affaire. Dans ce but, il se replongea avec passion dans ses travaux. Mais il avait reçu une éducation bourgeoise, il avait des principes moraux, il voulait fonder un foyer et avoir une vie stable.

Jacqueline avait de l’argent. Quand il l’épousa, le couple s’installa dans un appartement agréable. Et d’après les apparences, tout se mit à bien marcher.

Le docteur était un homme sans problèmes pour qui les choses allaient d’elles-mêmes. Il était athée, mais naturellement heureux, optimiste, ne cherchait à résoudre aucune énigme métaphysique, estimant que ce défi était irréalisable et qu’il fallait seulement accepter la nature.

Alors en amour, il gardait la même simplicité. Il accomplissait tous les jours son devoir conjugal brièvement, sans fioritures. Cela faisait partie des choses normales, agréables, certes, mais aussi naturelles que de boire une tasse de café. Il pensait que le classicisme, là comme ailleurs, offrait ce qu’il y avait de mieux. Il était encore trop naïf, trop inexpérimenté, pour se rendre compte de ce qui se passait chez sa femme pendant l’étreinte. D’ailleurs il ne s’en préoccupait même pas, en croyant que là aussi, tout était normal.

Or en réalité, son épouse était insensible. Elle demeurait un morceau de bois dans ses bras. Le début des caresses, lors des fiançailles, ne lui avait pas déplu, mais pour le reste, elle le jugeait comme une expiation et le supportait comme un martyre.  Cela dans le seul espoir d’avoir un enfant. Hélas, cet espoir avait été déçu. Au bout de sept ans, Michel et Jacqueline n’avaient toujours pas d’héritier.  Ce fut donc à ce moment-là que survint la nomination à Dakar. L’homme de science avait trente-quatre ans.

Ils vécurent d’abord le voyage en paquebot. Jacqueline fut malade pendant la traversée de la Méditerranée, qui était très agitée.

Elle n’était guère heureuse à l’idée de s’expatrier. Elle se sentait attachée à sa ville où elle avait toujours vécu, à ses cousines, à ses amies, à ses magasins. Et voilà qu’elle allait être coupée de la civilisation.

En effet, à cette époque, les distances paraissaient beaucoup plus grandes qu’aujourd’hui, l’exil étreignait plus profondément. Il n’y avait pas d’avions pour apporter le courrier et les salades de France ! Les Noirs étaient bien moins « évolués » et la rupture entre eux et les blancs prédominait. Une poignée de Français vivait donc isolée, se nourrissant des ressources du pays, légumes, fruits, poissons, et viandes, ce qui était très économique, mais l’on devait dans ce domaine changer ses habitudes et se priver de beaucoup de choses. Les routes, rarement goudronnées, soulevaient d’énormes nuages de poussière et, autour de la ville, c’était le désert. Il aurait fallu le traverser, faire mille kilomètres pour voir quelque chose de nouveau et jamais Jacqueline n’aurait pensé à cela. L’océan, terrible, roulait d’énormes vagues.  La jeune femme n’osait pas se baigner. Pour se changer les idées, elle ne trouvait que les papotages, car les distractions étaient rares. Et puis avait surgi la question des boys. Ils posaient, à son avis, une situation insupportable. Elle regrettait sa fidèle femme de chambre, qui était presque de la famille et qui l’avait élevée. Elle était toujours sur le dos de ses domestiques noirs, les reprenait sans cesse, trouvant à redire à tout, dégoûtée par la saleté qui s’incrustait, par les cancrelats impossibles à détruire. Elle éprouva une telle exaspération que finalement elle renvoya tous ceux qui étaient à son service et se mit à faire le travail elle-même. Elle s’ennuyait tellement !

Le couple était arrivé en octobre. Pendant les mois qui suivirent, le climat devint de plus en plus agréable, comparable pendant l’hiver à celui de la côte d’azur. Mais lorsque la chaleur recommença, Jacqueline, qui ne pouvait pas la supporter, supplia son mari de la renvoyer en France, au moins pour les mois de l’été. Il la regarda. Elle était pâle, sans aucun bronzage, les yeux cernés et il pensa qu’elle souffrait d’anémie. La saison chaude serait éprouvante pour sa santé ; un voyage en paquebot, un long séjour en métropole dans sa famille, dans son milieu, lui ferait le plus grand bien. Il eut pitié d’elle, qui n’avait pas comme lui l’intérêt d’un métier et il accepta la séparation.

Il l’accompagna jusqu’au transatlantique pour le départ. Jacqueline versa une larme conventionnelle, mais elle était enchantée. Les mouchoirs s’agitèrent, le bâtiment s’éloigna peu à peu et disparut à l’horizon.

Le docteur respira profondément et regarda autour de lui. Alors lui revinrent à la mémoire deux vers de Baudelaire :

« Un port retentissant où mon âme peut boire

À longs traits les parfums, les sons et les couleurs… »

Bizarre ! D’où lui venait pareille réminiscence ? Il n’était pourtant guère littéraire. En même temps il s’étonna, car il s’aperçut qu’il n’éprouvait aucune peine du départ de sa femme. Avec les années, insensiblement, leurs relations s’étaient refroidies, il ne l’approchait plus guère qu’une fois par mois.  Et maintenant il contemplait le spectacle du port.  Des dizaines de charognards tourbillonnaient  haut dans les airs, planant partout au-dessus des vagues.  Ils donnaient une impression de puissance, de liberté, en s’élevant sur les ascendances. L’air, en cette latitude, était encore vivant. Les vagues hautes, superbes, crêtées de blanc, démontraient le règne de l’océan si bleu. L’île de Gorée, en face, avec sa terre rouge, ses ruines épaisses de la même coloration, évoquait la violence et la sauvagerie de l’Afrique. C’est presque avec envie que le docteur suivit du regard quelques petits voiliers blancs. Les hommes qui naviguaient au milieu des senteurs salées, luttaient avec le vent, étaient heureux, libres. Mais lui n’avait pas osé. C’est donc assailli par toutes  sortes de sensations nouvelles, peut-être avivées par l’émotion d’un départ, qu’il revint à pas lents vers le centre, vers la place Protet où, dans un immeuble neuf, il avait son appartement.

La première question qui se posait pour organiser sa nouvelle vie de célibataire était de se procurer un domestique. Or dès le lendemain, quelqu’un se présenta. Mais c’était une femme, une Arabe de Maurétanie, métisse au teint cuivrée. Elle était grande, enveloppée dans ses voiles. Comment ces gens étaient-ils au courant de tout ? Bah, cela lui évitait de chercher. Il accepta l’offre de la femme et l’engagea comme bonne à tout faire.

Elle vint tous les matins à six heures, après avoir fait cinq kilomètres à pied… Elle s’affairait toute la journée en silence. Le travail était impeccable. Les dalles étaient lavées deux fois par jour, ce qui rafraîchissait l’atmosphère. Les draps, bien repassés, étaient changés tous les quatre ou cinq jours. Les meubles d’acajou reluisaient. Il y avait des fleurs dans les coupes placées sur la table de la salle-à-manger et sur des tables basses. Des fleurs d’hibiscus aux pistils voluptueux, de frangipaniers à la corolle épaisse, à la senteur envoûtante, et de petites fleurs rouges comme le sang, fleurs de la passion, dont le docteur ignorait le nom savant. Les vases étaient garnis de bouquets d’arums, de lys rouges, de becs d’oiseaux, arrogants et hauts. Jamais Michel n’avait été aussi bien dorloté. Tandis qu’il se reposait sur la terrasse, dans un fauteuil en rotin ou sur un transat, sa servante lui apportait une orangeade ou, le soir, un whisky léger. Alors, tandis qu’il l’observait, fine et élégante, il se sentait envahir par un trouble inavouable. Mais bientôt ce trouble cessa de lui faire honte et il l’accueillit avec plaisir. Il aimait de plus en plus la présence de cette femme qui travaillait tant et ne disait jamais rien. Alors un jour, ce fut irrésistible ! Au moment de la sieste, heure sacro-sainte sous ces latitudes, il ouvrit la porte de sa chambre et l’invita à entrer. Elle jeta tout autour d’elle des regards effrayés et, pour être sûre que personne ne l’observait, quand elle franchit le seuil, elle ferma la porte à clé. Car c’était un grand péché, pour une musulmane, de se donner à un chrétien ! Elle se déshabilla complètement. Dieu, qu’elle était belle ! Ce n’était plus une domestique, mais une reine, une déesse. Les seins hauts et fermes, la taille fine les hanches en amphore, les jambes longues et minces, un visage séduisant, des cheveux épais et brillants qui lui tombaient jusqu’à la taille, elle avait tout. Et pour le docteur, ce fut un grand bouleversement, une révélation, de sentir un corps de femme vibrer sous lui. Elle était tellement sensible. Alors peu à peu, ce petit médecin, qui était si travailleur, mais qui n’avait aucun don particulier et dont la vie avait été si unie, se révéla un amant extraordinaire. Longtemps, longtemps, il retardait le moment de l’extase. Il disait deux, la femme disait quatre, il disait quatre, la femme disait huit. Les philosophes d’Extrême-Orient expliquent que la valeur de l ‘acte d’amour ne tient pas dans la répétition, mais dans la durée. Et Michel était maintenant leur adepte sans le savoir. Pour prolonger la jouissance, il s’arrêtait de bouger, puis respirait profondément, technique recommandée, mais qu’il n’avait jamais lue nulle part. Ainsi, au fur et à mesure que les jours passaient, Michel et Fatima s’étreignaient de plus en plus longtemps. Finalement ils arrivèrent au record extraordinaire de deux heures pour un seul acte d.’amour. Deux heures, montre en main, si l’on peut dire !

Désormais le docteur se sentait en harmonie avec le monde. Il s’était mis à observer la nature comme il ne l’avait jamais fait. Il s’aventurait davantage dans les quartiers africains, admirant les silhouettes des femmes qui avaient le dos si droit, le cou comme une colonne, les bras parfaits, mis en valeur pendant qu’elles soutenaient une charge posée sur leur tête. Les regards de Michel erraient parmi les pyramides de fruits aux vives couleurs, oranges, citrons verts, mandarines, goyaves, avocats, ananas. Il prenait plaisir à observer les oiseaux, les martins-pêcheurs au plumage noir relevé d’un bleu reluisant, les oiseaux-mouches frémissants et vibrants, en suspension devant le calice des fleurs. Bizarrement, il se mit à se préoccuper des papillons. Un jour, au cours d’une promenade, il réussit à en attraper un et le plaça dans son portefeuille. Puis, au laboratoire, il le déposa délicatement sous un microscope et observa l’insecte ainsi agrandi. En découvrant l’extraordinaire beauté de ces ailes diaprées, il eut le souffle coupé. C’était l’amour qui l’avait rendu si magnifique. Amour dont aux yeux du docteur, le papillon devint le symbole. Lui-même ne s’était-il pas traîné comme une chenille et ensuite métamorphosé comme le papillon ? Il ne s’était jamais beaucoup regardé dans la glace. Il avait été un individu anonyme qu’on ne remarque pas. Mais il n’y avait rien de déplaisant en lui. Il était resté mince, il avait des traits réguliers, des cheveux noirs bien fournis, des yeux bruns. Maintenant la beauté apparaissait sur son visage, à cause du nouvel éclat de ses yeux.

Volupté, volupté ! Les Indiens pensent qu’elle ouvre un chemin comme un autre vers la perfection, vers le paradis. Le docteur, sans s’en rendre compte, s’était engagé sur ce chemin comme vers un accomplissement de lui-même. Le Kundalini, le mystérieux serpent, partant du bas de la colonne vertébrale devait développer ses anneaux et monter lentement vers le cerveau, suprême accomplissement du corps et de l’âme.

Michel était entré en possession de lui-même

S’écoulèrent les jours, les semaines, puis les mois… Octobre vint, qui amena le retour de Jacqueline. Dès qu’elle fut en présence de la Mauresque, un instinct la mit en garde. Immédiatement, elle ressentit de la détestation pour cette femme, presque une haine raciste. Elle déclara aussitôt qu’elle ne pouvait la garder. Le docteur, mal à l’aise, eut un vague sentiment d’effroi à la pensée de ce qu’il était devenu. N’avait-il pas vécu en transes, dans l’attente incessante des heures de la sieste ? N’était-il pas envoûté ? Ne revoyait-il pas les yeux de biche, les traits fins, les lèvres prometteuses de Fatima pendant les instants où il aurait dû consacrer toute son attention aux lamelles de son microscope ? Divorcer pour épouser une Arabe était chose inconcevable à l’époque. Et il n’avait même pas eu le courage de congédier Fatima avant le retour de Jacqueline ! Alors, il ne dit rien. La belle Mauresque partit donc sans un mot, à peine un regard, avec le fatalisme indéfectible des musulmans. Le docteur retrouva son ancien caractère et ses vieilles habitudes, comme on reprend un vêtement usagé, oublié au fond d’un placard ! Il retrouva sa vie conjugale monotone et sans intérêt. Il ensevelit au fond de son cœur la révélation qu’il avait eue de l’amour. En demeurant anesthésié par son travail, par la vie sociale pour ainsi dire provinciale de Dakar et les conventions. Il se cuirassa contre les regrets., Après tout, il avait eu de la chance de vivre une aventure aussi exceptionnelle.

Quelques années plus tard, étant de passage à Paris, il eut la surprise de rencontrer Fatima dans un autobus. Il apprit ce qu’elle était devenue : une prostituée.  Ainsi que dans un tourbillon réapparait le visage d’une femme qui se noie, elle était revenue à la surface de sa vie, comme un vivant reproche, écho surgi du passé, à lui qui n’avait rien fait, et qui ne ferait rien.

Quelle tristesse…

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