L’instant du choix

En cet instant de l’année 1946 qui devait être pour Laurence celui du choix, Édouard ne pouvait pas deviner que le svelte jeune homme qui bondissait sur son vélo au bout de l’avenue était l’obstacle retardant son bonheur.

Laurence cependant jette par la fenêtre un regard languissant et retient sur ses lèvres le « oui » définitif. En ce cycliste, elle a reconnu Henri qui, malgré sa jeunesse, vient la rechercher avec l’intention de la demander en mariage.

Dans ses mains blanches, charnues, aux ongles polis, Édouard prend les mains fines et dures de la jeune fille. Il lui fait faire volte-face, l’entraîne vers la psyché ; là, debout à côté d’elle, sa jambe contre la sienne depuis la hanche jusqu ‘au talon, il examine leur reflet et songe à leur mariage projeté.

Il a quarante-trois ans, elle en a vingt-deux… Comment, demande Laurence à la glace, va-t-il subir le test ? L’air sportif fait oublier les lorgnons, la distinction contrebalance la rareté des cheveux ; pour la silhouette, mention bien : la chasse a conservé sa minceur… D’ailleurs qu’importe si l’âge appartient à une zone indéfinissable. Pour un homme, seule compte la personnalité : un nuage de raffinement, un éclair dans les yeux, indice d’une force victorieuse !

Édouard de son côté n’est pas mécontent de ce qu’il contemple, malgré la jeunesse éblouissante de Laurence : un teint de rose, une blondeur évoquant celle des Anglaises, des cheveux légèrement ondulés, des yeux bleu clair. Elle est mince et grande, tout en étant bien en chair. Le contraste entre eux n’est cependant pas déplaisant, leur couple sera admiré.

Quand Laurence a lancé un coup d’œil au garçon qui s’approche avec force coups de pédales, il lui a semblé trop juvénile, presque enfantin : un fougueux, un débutant de la vie, tout d’une pièce et voué à se heurter aux hiérarchies. Est-il vraiment ainsi ? Certes son âme est revêtue de fermeté, il va même jusqu’à l’héroïsme … Quant à l’art de vivre, pour une femme, cela compte cette culture très ancienne des attitudes et des détails, venue « de presque aussi loin que l’Inde ou que la Chine ». Peut-être fallait-il avoir vécu une centaine, un millier d’existences, avant d’en posséder la maîtrise !

Elle songe à ce passé si proche encore : Laurence et Henri ont peiné ensemble, sans même avoir eu le temps d’une longue conversation. Stupide Henri ! Pourquoi n’a-t-il pas parlé ? Mais il n’avait même pas le temps de penser à eux deux. N’aurait-elle pas dû amener le jeune homme à un aveu qui pesait lourd, mais qui dormait encore dans son cœur ? L’innocence jointe à la jeunesse ! Ces deux attributs représenteraient pour elle à la fois une grande joie et un grand sacrifice. Mon cœur, pensa-t-elle, lui accorderait-il encore une chance ?

Non. Elle le chasse de son esprit et se retourne vers Édouard. Après la crise d’un effort surhumain s’ouvre enfin pour elle la perspective d’une vie facile. Sa petite musique intérieure s’accorde avec l’atmosphère ambiante, que matérialise une foule de détails. Le décor discret et luxueux de ce salon, ce tapis aux mille fleurs, ce livre resté ouvert sur un guéridon Louis XVI, ce bouquet de fleurs placé sur un miroir et renouvelé avec les saisons, et les rideaux de dentelle encadrant de très hautes fenêtres. Perfection des nuances …

« Et bien, Laurence, me sauverez-vous de ce silence dans lequel je perds pied ? N’avez-vous pas assez réfléchi ? »

Elle lève les yeux vers lui et le juge. Cet homme mérite sa chance et sa fortune. Son caractère ne jure pas avec ce qui l’entoure, preuve de sa noblesse authentique. L’espace d’un éclair, elle compare sa flambée de passion pour Henri avec cette amitié plus ancienne, capable de combattre jusqu’à l’amour inspiré par un autre.

Laurence s’abandonne. Les lèvres d’Édouard sont douces, son baiser spirituel. Entre ses bras l’oubli viendra avec bonheur, il vient déjà avec une pointe de volupté. Maintenant elle a soif de cet homme, de l’ardeur découverte dans ce rapprochement…

L’épouser, quelle revanche ! Quelle réaction de la joie de vivre ! Effacer le cauchemar des appels et des bribes de conversations perçues sous les décombres, et cette écume de chair et de sang, ces morceaux d’êtres humains recueillis à l’aide de gants de caoutchouc et d’un seau… Ces jambes, ces bras dont on ne savait plus s’ils étaient morts ou vifs et qu’il fallait piquer avec l’aiguille hypodermique …

Bannir cet autre moi qui l’obligeait à lutter, à agir en sanglotant, nerfs tendus, toujours sur la brèche et dont la tyrannie l’épuisait, malgré les puissances d’amour découvertes au fond de l’âme.

Vaincre surtout le souvenir d’Henri : ce regard posé sur elle au milieu des alertes, lorsque les réfugiés s’entassaient dans les abris, ce désespoir exprimé par l’étreinte rapide des mains, lorsque, les yeux brûlés par le plâtre en suspension, ils entendaient les questions posées par les emmurés, ou les cris des enfants bloqués sous un escalier et qu’ils ne pouvaient pas sauver…

Bombardements, équipes de secours ! Impératifs de l’horreur ! C’était la guerre, alors. Mais désormais le livre d’histoire allait se refermer. Il s’agissait enfin de vivre et la vie est autre chose ; elle mûrit avec lenteur, comme les œuvres de la nature : fruits, moisons, retours des saisons, épanouissement des corps… Ce qui se goûte, ce qui se savoure. Serait-ce possible avec Henri, encore traumatisé par le choc de ces années violentes ? Depuis ses seize ans, il n’avait appris qu’à se battre. Aimable, par contre, deviendrait l’existence avec Édouard, dont le sourire mi-moqueur, mi-mélancolique exprime son expérience. J’aime encore la vie, indique ce sourire, pourtant, je l’ai jugée.

« C’est oui, dit Laurence, c’est bien OUI ! »

La tête leur tournait un peu à tous les deux. Le premier, Édouard retrouve la parole, avec ce mélange d’humour et de mélancolie qu’elle aime.

« Ma chérie, dit-il, en observant les lèvres de Laurence, boudeuses, gonflées d’un secret qu’elle était sur le point de laisser échapper, gardez-vous des confidences, je le sais pour l’avoir vécu, il n’est guère de décision qui ne s’accompagne de sacrifices… »

Laurence le regarde avec admiration : il n’y a pas de barrières entre eux, car il sait lire dans les cœurs.

En jetant un dernier coup d’œil par la fenêtre, elle vit qu’Henri avait fait demi-tour.

 

Il avait aperçu derrière la vitre, la forme de leurs deux silhouettes enlacées.

En tressaillant, il avait stoppé pour regarder autour de lui.

« Comment me suis-je trompé de chemin, qu’est-ce que je fais par ici, se demanda-t-il, le cœur serré. Quelle distraction…Ce n’est pas dans cette avenue qu’elle habite avec sa famille… »

 

Quelque temps plus tard, il apprit le mariage de Laurence.

Il s’expatria, désespéré, en pensant : elle a préféré l’argent.

Si cette histoire vous a plu, soutenez financièrement l’édition du recueil de nouvelles de Geneviève Gautier en suivant ce lien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *