Sous les pavés, les pages

Lundi 20 janvier, 15h : à force de l’avoir sous le nez à chaque fois que j’allais acheter des fournitures de bureau à moindre coût, j’ai fini par craquer. J’ai donc acheté le bouquin reprenant les dessins de Cabu, Wolinski, Siné, Gébé et Reiser sur Mai 68, édité par Michel Lafon en 2008 puis réédité en 2018 et qui était en vente, pour la moitié de son prix d’origine, au Bureau Vallée que j’ai l’habitude de fréquenter.

En le feuilletant, je constate que l’éditeur a complété le livre avec des affiches déjà vues mille fois, ce qui n’était peut-être pas nécessaire car rares sont celles qui peuvent revendiquer la même force expressive que les dessins de mes glorieux prédécesseurs. Les commentaires écrits des dessinateurs qui ont été acteurs du mouvement sont bien sûr intéressants et ne font aucun mystère de leur fierté (légitime), mais je préfère quand même le texte de Cavanna, du grand Cavanna, du très, très grand François Cavanna : il n’a été que témoin et son regard, comme à son habitude, est beaucoup plus distancié ; il ne manque donc pas de dire qu’il avait senti venir très tôt la déliquescence du mouvement, qu’il avait compris que « ça tournait mal » dès que sont apparues les « formules bien troussées qui dispensent de penser » (les slogans, quoi !), les « idoles » (Mao, le Che et compagnie) et les « conneries dangereuses » écoutées sans broncher au nom du « droit imprescriptible de parler » accordé au premier venu, « même s’il bégaie »… Bref, il a été un des premiers à comprendre que le mouvement se fourvoyait même s’il « avait raison » sur le fond et que la révolution spontanée virait, quasiment à l’insu de ses acteurs, à la grosse couillonnade.

Cela dit, si l’éditeur a reproduit des dessins de Reiser dans cette compilation, il n’a pas osé y inclure le commentaire assassin du dessinateur :

« On m’a toujours pris pour un gauchiste, mais j’ai rien fait en 68. Strictement rien. Je suis allé une fois à la Sorbonne et ça m’a choqué, ces fils de bourgeois qui faisaient la révolution. Tout de suite, j’ai pensé que ça ne pourrait pas marcher. »

Autrement dit, Reiser faisait entendre un son de cloche particulièrement dissonant par rapport à ses collègues qui n’avaient pas partagé son malaise ; on n’est pas obligé d’être d’accord avec lui, mais il serait malhonnête de ne pas admettre qu’il n’y avait pas que du bon dans ce mois de mai devenu historique. Cela dit, il ne serait guère plus honnête de ne pas reconnaître que ce grand bazar était indispensable pour décoincer une société bloquée : l’Histoire a souvent besoin d’une bonne secousse pour avancer.

Aujourd’hui, beaucoup de mouvements protestataires revendiquent, avec plus ou moins de pertinence et de légitimité, l’héritage de Mai 68 et je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ce que ces dessinateurs auraient pensé des « gilets jaunes » ou de Youth for climate. Siné aurait sans doute approuvé sans réserve, lui qui aimait tant le bordel, mais il n’aurait sûrement pas digéré les dérapages racistes de certains gilets jaunes (ils étaient peut-être marginaux, mais Siné était viscéralement antiraciste). Cabu aurait probablement été critique vis-à-vis de ces derniers et auraient peut-être même pris ce mouvement, au vu de la revendication qui l’a initié, pour une révolte de beaufs (j’avoue l’avoir pensé moi-même un instant). Quant à Reiser, cet individualiste forcené n’avait aucune conscience de classe et ne se serait sans doute reconnu dans aucun mouvement actuel, pas plus d’ailleurs qu’il ne se reconnaissait dans ceux de son temps, mais il aurait sûrement été intéressé par la figure de Greta Thunberg, cette adolescente qui tient tête aux grands de ce monde… Hélas, les supputations ne réveillent pas les morts.

2 comments on “Sous les pavés, les pages

  1. Eh! Bien je suis contente d’avoir partagé la vision de ces personnes sans le savoir. Le jour oú j’ai vu les petits bourgeois de la fac courir sur l’avenue Clémenceau, bras dessus bras dessous, aux cris de Che Che Guévarra, Ho, ho Ho Chi MIn, je me suis dit qu’heureusement le ridicule ne tuait pas car il y aurait eu plus de victimes que sous les coups des CRS, fort discrets sur Brest au moins.

    1. Il faut être juste : le Mai 68 a été très peu violent et, surtout, les étudiants brestois, contrairement à ceux de Paris, étaient majoritairement issus des milieux populaires.

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