Semi-retraite (fan fiction)

J’eus les larmes aux yeux quand je distinguai enfin, au beau milieu du désert texan, cette modeste cabane en bois, improbable vestige de l’époque héroïque de la conquête de l’Ouest, sis à deux pas d’un pénitencier archaïque. Juste à côté de cette demeure, une demi-douzaine de poulains piaffaient dans un enclos, dans l’espoir d’une improbable escapade à travers les vastes plaines qui s’étalaient autour d’eux : je reconnus sans peine, à leur crinière jaune et à leur pelage blanc, les descendants de la célèbre monture de l’homme qui m’attendait, retiré de ce monde où il n’avait déjà plus sa place en ce XXe siècle naissant.

Le cocher fit s’arrêter l’attelage de la diligence et je descendis enfin, non sans un certain soulagement : l’ère de la voiture à cheval touchant à sa fin, la compagnie se savait en fin de vie et ne faisait plus guère d’efforts pour entretenir ses véhicules, le voyage avait donc été aussi inconfortable qu’ennuyeux vu que j’étais le seul passager, mais c’était le seul moyen pour atteindre cet endroit que le temps semblait avoir oublié. Le conducteur, qui n’était plus très loin de la retraite lui-même, était conscient de la situation et se montrait arrangeant : l’arrêt n’était initialement pas prévu ici, mais ce brave vieux postillon avait consenti à me déposer là pour que j’aie moins de route à faire à pied. « Pour le retour, la prochaine diligence passe ici dans six heures, ne la ratez pas ! » dit-il avant de repartir. Je n’eus donc que cent mètres à parcourir pour pouvoir enfin frapper à la porte de la petite maison d’où s’échappa une voix étouffée et chevrotante qui répondit « entrez » à mon coup de doigt. J’obtempérai avec la même précaution que si j’ouvrais un coffre contenant un trésor.

Même un aveugle aurait reconnu entre mille personnes l’occupant des lieux, qui trônait sur son rocking-chair : le crâne dégarni et la barbe blanche, il arborait toujours sa légendaire tenue, chemise jaune, gilet noir, foulard rouge et pantalon bleu ; son fameux chapeau blanc pendait au mur situé à sa gauche. Je peinais à me rendre compte que je rencontrais enfin le héros qui m’avait tant fait rêver dans ma prime enfance… Mon hôte s’empressa de me faire redescendre sur terre en me désignant le seul et unique tabouret de la maison, située juste devant lui : « Soyez le bienvenu. Asseyez-vous, je vous en prie », m’exhorta-t-il d’un ton fort affable. Je m’exécutai et pris la parole avec une confiance encore vacillante :

– Hum ! Bonjour monsieur… Tout d’abord, je vous remercie d’avoir bien voulu me recevoir…

– Je vous en prie, répondit-il, c’est tout naturel : je ne reçois pas beaucoup de visites, vous devez bien être le seul à vous intéresser encore à ma vie de pauvre cow-boy solitaire qui n’est même plus loin de chez lui…

– Ne soyez pas modeste, vous êtes quand même une légende vivante !

Pour toute réponse, il fronça le sourcil : je compris que mon idolâtrie était déplacée. Il fallait que je recentre tout de suite mon interview :

– Hum ! Bon, alors, monsieur, nous n’allons pas revenir en détail sur votre carrière, votre nom est déjà bien connu de nos lecteurs, je suppose aussi que vous ne voulez pas revenir sur les raisons de votre retrait…

– Vous pourrez quand même rappeler ce que j’avais déjà dit à l’époque : contrairement à ce qu’affirme une certaine rumeur, je n’ai jamais fait une chute de cheval qui aurait permis à Billy the Kid de s’enfuir, laissant à Pat Garrett le soin de le descendre. Je m’étais déjà retiré quand ce shérif avait abattu ce bandit, tout simplement parce que j’avais atteint la limite d’âge.

– Bien sûr, vous ne seriez pas parti sur une humiliation… Mais ne parlons pas du passé : c’est plutôt le présent qui m’intéresse. La question que je me pose tient en cinq mots : de quoi vivez-vous maintenant ?

– Je m’en doutais, c’est un peu ce que vous m’aviez dit dans votre télégramme… Je ne vais pas vous faire languir, jeune homme : levez-vous et suivez-moi, nous allons nous poster à la fenêtre.

À ces mots, il se saisit de sa canne pour parcourir les deux mètres qui le séparaient de la fenêtre : par la force des choses, il se déplaçait avec difficulté, même s’il semblait encore alerte pour son âge. Intrigué, je m’installai à la fenêtre avec lui. Constatant mon mutisme et mon incompréhension, il rompit le silence : « Vous allez comprendre pourquoi je vous ai demandé de venir précisément aujourd’hui. » En fait, je n’avais pas fait attention à ce que je prenais pour un détail : j’avais naïvement pensé qu’il m’avait simplement donné la date où il était disponible, comme si son emploi du temps était chargé, alors qu’en fait, il voulait me montrer quelque chose d’exceptionnel… Il me fallut attendre un bon quart d’heure mais ma patience fut somptueusement récompensée : « Voilà, c’est le moment », lança mon hôte.

Dans un premier temps, je ne vis rien de particulier : mais très vite, je perçus que le sol du désert était tiré de sa torpeur, comme si une taupe géante s’apprêtait à le percer. Bien vite, un objet gris et luisant sortit de terre dans un mouvement de va-et-vient qui me laissa perplexe jusqu’à ce que j’avisai une main humaine tenant le manche de ce qui se révélait être une pelle. Une fois le trou suffisamment élargi, un visage se montra, me faisant étouffer un cri de stupeur : longue mèche grisonnante rescapée sur un crâne déplumé, regard haineux, nez en patate, moustache blanchie, menton en galoche… Non, je ne pouvais y croire !

« C’est le moment » dit mon hôte, empoignant de la main qui ne tenait pas sa canne son vieux revolver rouillé, que je n’avais pas remarqué jusqu’à présent. Je commençai à comprendre que la légende continuait ! Il sortit et je pus voir les deux hommes qui sortaient de leur tunnel : oui, ils n’étaient que deux. Ils avaient bien la même tête mais n’étaient que deux alors que j’en attendais quatre… Mais je n’avais qu’à attendre les explications du héros.

À peine avait-il braqué les deux hommes en tenue de bagnard que le plus petit des deux s’effondra, comme foudroyé ; l’autre, terrorisé, leva les mains sans demander son reste. « Allez Jack, lui dit le justicier, aide-moi à porter ton frère jusqu’au pénitencier, comme d’habitude… Et vous, le journaliste, suivez-moi, je vais vous expliquer. » J’étais déjà avide d’en savoir un peu plus sur cette scène pour le moins peu ordinaire ! Nous formions à nous quatre un équipage singulier : en plein désert, un vieux bagnard en transportait un autre, visiblement évanoui, en le tenant par les jambes, aidé par un cow-boy tout aussi âgé qui portait la tête, les deux porteurs progressant vers les portes du pénitencier du pas mesuré auquel le contraignait leur grand âge, suivis de près par le jeune journaliste que j’étais et qui ne comprenait que modérément à quelle mise en scène il participait, si mise en scène il y avait. Je ne pus retenir la plus pressante de mes questions :

– Vous n’attendez pas les deux autres ?

– Quels deux autres ? Le petit nerveux et le grand abruti ? Ils sont déjà morts depuis longtemps ! À force de s’énerver pour un oui ou pour un non, le nain a succombé à une attaque cardiaque et l’échalas a crevé d’indigestion… Mais vous le voyez, les deux survivants ne se sont toujours pas résignés à rester sagement en prison : chaque fois que je les y reconduis, ils se remettent aussitôt à creuser un nouveau tunnel ! Bien entendu, vu leur âge, il leur faut maintenant six bons mois pour parcourir sous terre la distance qui sépare leur cellule de ma maison : ils auraient du mal à creuser plus loin. Du coup, à peine sont-ils sortis de terre que je les reconduis au pénitencier, où ils se remettent à creuser, et j’attends six mois qu’ils ressortent de terre juste devant chez moi.

– Et ça se passe toujours comme ça ?

– Invariablement ! Dans les moindres détails ! Même le malaise de William ! C’est déjà la douzième fois ! Ils oublient à chaque fois où ils débouchent ! Que voulez-vous, ils n’allaient pas devenir plus intelligents en prenant de l’âge !

– Mais… Pourquoi ne les transfère-t-on pas dans un pénitencier plus sûr ? Les méthodes carcérales ont évolué, aujourd’hui, on pourrait les empêcher de s’évader, surtout à leur âge…

– Facile à dire, aucun autre établissement ne veut s’encombrer d’eux. Ce pénitencier-là est déjà presque vide, il n’y a plus qu’une dizaine de condamnés à perpétuité qui attendent la mort, surveillés par vingt gardiens en fin de carrière. Ils vivent en autarcie avec un potager cultivé derrière les murs, les autorités ne voient pas l’utilité d’entretenir ce bâtiment qui s’effondrera quand ses derniers occupants auront trépassé. Le seul souci, entre guillemets, ce sont ces deux-là qu’on ne tient pas en place. Alors, quand j’ai annoncé que je voulais me ranger des affaires, les autorités m’ont dit en gros : pas question de vous payer à ne rien faire, vous allez vous installer à l’endroit où ces deux vieux crétins sortent de terre tous les six mois, vous les ramènerez au bercail à chaque sortie et on vous versera une pension mensuelle en échange de ce petit service. Et voilà de quoi je vis aujourd’hui, vous avez votre réponse.

Deux jours plus tard, j’étais déjà de retour à New York : quand les deux bandits en fin de vie furent écroués de nouveau, j’en savais déjà assez pour faire un papier sensationnel. Je ne pris même pas la peine de demander si le revolver du justicier était chargé : il l’aurait été ou non, ça n’aurait rien changé, je n’avais donc aucune raison de m’attarder et de perturber plus avant la vie, désormais réglée comme du papier à musique, de mon prestigieux hôte. Mon article fit grand bruit, jusque dans la communauté scientifique : il parait que l’oubli systématique dont faisaient montre les bandits éveilla l’intérêt d’un savant allemand. Un certain Alzheimer, m’a-t-on dit.

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