La guerre est finie ! L’annonce de la reddition du Général Lee et, subséquemment, de la défaite des Sudistes fut pour moi une source de soulagement plutôt que de joie : il n’y avait pas de quoi pavoiser ! Quatre années de guerre, des milliers de morts et de blessés, et tout ça pour quoi ? Pour que les Noirs soient libres ? La belle affaire ! Ils vont passer du statut d’esclave à celui d’ouvriers sous-payés, tu parles d’une promotion ! L’égalité, ce n’est pas pour tout de suite : je vous parie que dans un siècle, les Noirs seront encore traités comme des sous-hommes en Amérique ! Enfin, je ne serai pas là pour voir ça, et puis je ne suis pas le plus à plaindre, ayant eu la chance de sortir vivant et entier du casse-pipes.
Car j’étais fantassin dans l’armée nordiste : je n’étais pas engagé volontaire, vous vous en doutez. Alors, une fois passé la remise des médailles à ceux qui avaient eu autant de chance que moi, je ne me suis pas attardé : j’étais célibataire et je n’avais plus mes parents depuis longtemps, donc personne ne m’attendait, mais je n’étais qu’un pauvre couillon parmi les milliers d’autres qu’on avait envoyé à la boucherie sans leur demander leur avis et qui n’aimaient pas ça. Les officiers ne m’ont pas retenu non plus, l’octroi de mon autorisation à quitter l’armée fut prompt et sans appel. Je ne me faisais pas trop de soucis pour mon avenir proche : on aurait sûrement besoin de bras dans mon patelin ou dans les alentours. Mais je m’en serais voulu de rentrer sans savoir ce qu’ILS devenaient…
Qui ne les connaissait pas ? C’est qu’ils mettaient de l’animation, à se chamailler sans arrêt ! Le gros ne lâchait pas le petit d’une semelle, de peur qu’il déserte, et le petit était toujours en quête d’un sale tour à faire au gros : un vrai duo comique, il y aurait eu de quoi en faire un spectacle ! Les officiers leur confiaient toujours les missions les plus risquées, ils s’en étaient toujours sortis vivants. Dès que les canons s’étaient tus, ils avaient déjà disparu du paysage : je n’en étais qu’à moitié étonné, il n’y avait qu’en temps de guerre que l’armée était peu regardante sur le recrutement ; en temps de paix, elle n’allait pas s’encombrer de deux phénomènes pareils… De surcroît, le petit avait toujours détesté l’armée qui le lui rendait bien, il n’avait donc sûrement pas traîné.
Pour lui, au moins, j’avais une piste sûre : dans le civil, il tenait un bistrot et il en parlait assez souvent pour que je sache dans quel bled se trouvait sa boutique. C’était assez loin de mon cantonnement, mais c’était sur ma route, ça me faisait un prétexte pour faire une étape et descendre de cette diligence puante qui n’avait sûrement pas bénéficié d’un entretien pendant les quatre années d’hostilités et j’avais hâte de quitter les cinq autres démobilisés qui parlaient sans cesse de leur fiancée ou de leur maman qui les attendaient… Une fois arrivé sur place, je quittai cette boîte à sardines roulante et me dirigeai vers le saloon qui était le but de mon voyage.
Depuis l’extérieur, je pouvais le voir derrière son comptoir : il était bien là, reconnaissable entre mille avec son crâne d’œuf, son gros nez et son énorme lèvre, si petit et maigrelet qu’il avait l’air de se cacher. En civil, il semblait encore plus rabougri qu’en uniforme. Comme prévu, il était sain et sauf : il aurait été étonnant qu’il en soit autrement, lui qui avait toujours tout fait pour éviter de se faire tuer. Je ne pouvais pas le lui reprocher et j’étais finalement heureux de le revoir en bonne santé. Sans lanterner davantage, j’entrai et lui lançai un salut chaleureux :
– Hé, vieux !
– Ah, salut Paxton, dit-il, l’air quelque peu indifférent. Qu’est-ce que je te sers ?
Je n’étais pas venu pour boire et il n’avait pas l’air disposé à me payer le coup : de toute évidence, il avait déjà tiré un trait sur ses années militaires. Pour ne pas le vexer inutilement, je lui commandai une bière et tandis qu’il me servait, j’engageai la conversation :
– Alors, caporal, on ne s’est pas attardé, on dirait ?
– Il n’y a plus de caporal, répondit-il, imperturbable. Il n’y en a jamais eu. Ici, je ne suis que le patron et ça suffit à mon bonheur.
– Tu peux au moins me dire ce que tu as fait quand tu as appris la fin de la guerre ?
– J’ai jeté mon uniforme aux orties puis j’ai flanqué ma démission aux officiers.
– Et ils t’ont laissé partir ?
– Sans problème. Ils n’ont même pas eu besoin de dire « bon débarras », ils le pensaient assez fort pour que je l’entende. Ils m’ont même laissé partir avec mon cheval.
– Qu’est-ce que tu en as fait, d’ailleurs ?
– Il est dans un enclos à l’arrière du bistrot : un vieux terrain où j’entreposais de vieux tonneaux et où il pourra passer une retraite peinarde, loin de la mitraille… Fasse le ciel qu’un jour les hommes ne mêlent plus les animaux à leurs sales guerres.
– L’idéal serait qu’ils ne fassent plus du tout la guerre, lançai-je sur le ton de la certitude.
– Ne rêve pas trop, rétorqua-t-il.
Mon verre était déjà plein d’une bière que j’imaginais bon marché, sans doute ce qu’il pouvait me fournir de meilleur à l’issue du conflit. Il était sur le point de me laisser seul pour s’occuper des autres clients, mais je le retins encore quelques minutes :
– Attends ! Et l’autre, ton gros copain, le sergent, tu sais ce qu’il est devenu ?
– Je n’ai jamais eu de gros copain et il n’y a plus de sergent.
– Tu lui en veux à ce point-là ?
– Je l’ai rayé de mon existence, je ne veux plus entendre parler de lui.
Il était déjà prêt à me tourner le dos. Je comprenais sa rancune, c’était à cause de ce type qu’il s’était retrouvé enrôlé, mais il me restait encore pas mal de miles à parcourir pour rentrer et je ne m’étais pas arrêté en chemin pour en finir aussi vite. J’insistai, au risque de paraître inconvenant :
– Attends ! Je veux savoir ce qu’il est devenu !
Il se posta devant moi, l’air renfrogné et reprit la parole :
– Bon… Je me demande pourquoi tu tiens à ce point à avoir des nouvelles de ce gros imbécile, mais après tout, le client est roi. Alors voilà : une fois que je suis revenu ici, j’ai fait savoir au vieux qui faisait tourner le bistrot à ma place qu’il pouvait rentrer chez lui. Il se trouve que le vieux en question était le père du gros. J’ai gentiment poussé son fauteuil roulant, c’était la moindre des choses, jusqu’à sa maison, où sa femme l’attendait et c’est elle qui m’a raconté ce que devenait son fils. Je te préviens, c’est croquignolet !
– Dis toujours ?
– Alors voilà : après la remise des médailles, les officiers lui ont fait savoir qu’il pouvait revenir à la vie civile. Lui ne voulait pas ! Il était prêt à garder l’uniforme jusqu’à la fin de ses jours ! Il a fallu faire intervenir huit soldats pour qu’il rende sa tenue et débarrasse le plancher !
– Et il n’est pas revenu ? C’est chez lui aussi, ici !
– Non. Il a enfourché le premier cheval qu’il a trouvé, et il a foncé jusqu’à un fort où lui et moi avions été affectés par le passé. Il venait demander la main de la fille du colonel.
– Ah, je ne savais pas que…
– Oh, il n’a aucune chance : la fille est jolie mais pas idiote. De toute façon, le colon ne lui a même pas ouvert les portes. Et tu sais ce qu’il a fait ?
– Non ?
– Il s’est procuré une vieille tente militaire et l’a plantée devant le fort ! Il espère qu’on finira par lui ouvrir ! Il a tout expliqué dans une lettre à sa mère qui est arrivée ce matin… Voilà, tu sais tout.
– Et dans le fort, ils ne font rien pour le faire partir ?
– Pourquoi ? Il n’est même pas armé, il n’empêche pas les soldats de sortir, on ne peut pas appeler ça un siège. Qu’il s’amuse à essayer de survivre dans le désert : au moins, il fera moins de gaffes que pendant la guerre ! Et moi, j’en suis débarrassé. Bon, je te laisse.
Il tourna les talons sans demander son reste, me laissant seul devant mon verre. La bière n’était pas formidable, mais finalement, ça m’a fait du bien de me rafraîchir, surtout après le récit invraisemblable que je venais d’entendre. Je décidai aussitôt de ne pas prendre la peine de vérifier ses dires : traverser le désert pour retrouver le fort en question ne me disait rien, et puis son histoire était trop belle pour être fausse. Cela dit, quand je lui versai les deux dollars qu’il me réclama pour la bière, je remarquai qu’il gardait un revolver à la ceinture et je crus voir qu’il n’avait qu’une balle dans son barillet : visiblement, il n’avait pas complètement tourné la page et il était même prêt à faire son affaire au sergent s’il avait la mauvaise idée de réapparaître devant lui… Ce n’était pas pour tout de suite, je savais que ce va-t-en-guerre n’avait aucune envie de revenir sans son village où l’attendait une fille grosse et moche persuadée qu’il allait l’épouser… Je repartis par la première diligence, bien content de n’être fâché avec personne.