A l’instar du regretté Siné, j’ai toujours eu beaucoup de sympathie pour Sylvestre le chat : quand il pourchassait Titi, j’avais beau savoir qu’il devait perdre car il ne risquait pas, lui, de finir dévoré, j’avais spontanément pitié de ce félin plus bête que méchant qui s’en prenait toujours plein la gueule et je me disais que si on le nourrissait mieux, il n’en serait peut-être pas là. Cette compassion de ma part atteignait son point culminant quand le chat se heurtait à la grand-mère ou à tout autre représentant de l’humanité qui s’interposait entre lui et le canari, d’autant que ce dernier se sentait obligé, alors que Sylvestre battait déjà en retraite, de répéter ce que venait de lui ordonner l’hominidé et d’adresser à ce dernier le sourire de l’innocent triomphant… J’aurais voulu, à chaque fois, étrangler l’oiseau ! Je ne le percevais pas alors comme une victime mais comme un avatar d’une catégorie « sociologique » détestable que j’appelle les « collados ».
Je baptise « collado » (collabo-ado) tout individu qui s’est habitué, dès son plus jeune âge, à faire gratuitement le boulot des représentants de l’ordre : pour en rencontrer un, il n’est même pas besoin de chercher du côté des collabos dégueulasses prêts à livrer des Juifs aux Allemands ; vous en avez forcément croisé au moins un au cours de votre existence : souvenez-vous, à l’école, c’était le petit con qui disait « bien fait »quand un prof vous sanctionnait (ce n’était pas forcément le premier de la classe) ; au bureau, c’est celui qui vous explique pourquoi les idées du patron sont si géniales, surtout quand elles vous mettent dans l’embarras ; sur la route, c’est lui qui se prend pour la police, que ce soit en admonestant ceux qui le doublent ou en klaxonnant les cyclistes les piétons qui le ralentissent… J’ai cité Titi le canari, mais le personnage le plus emblématique de cette attitude est certainement le schtroumpf à lunettes qui se croit autorisé à en rajouter quand le patriarche à barbe blanche gronde ses chers petits et qui persiste à faire la morale à ses camarades même quand le village est bombardé…
Pourquoi je vous parle de ça ? C’est simple : comme chaque vendredi matin, je suis allé faire mon marché ; je pensais naïvement, compte tenu du temps (relativement) maussade, qu’il y aurait peu de monde. Grave erreur ! Les seniors n’allaient pas se priver d’une belle occasion de se plaindre une nouvelle fois de cette météo pourrie qui fait tant de mal à leurs vieux os… Faire la queue sous la pluie, c’est toujours désagréable, ce n’était donc pas fait pour arranger mon humeur endeuillée. J’ai constaté que tout le monde était masqué : je n’y ai pas prêté d’attention excessive et la fromagère, toujours charmante, ne m’a rien dit. C’est quand j’attendais mon tour devant le stand du charcutier que ça s’est gâté : deux « médiateurs » sont passés à ce moment-là. Les médiateurs font le même boulot que les flics, à savoir veiller à ce que nous, volailles sans cervelle, traversions dans les clous, à ceci près qu’on les habille en orange et vert fluo pour faire sympa-cool-diplomate (c’est évidemment raté) ; au passage, on n’oublie pas de recruter des Noirs pour ce boulot, histoire d’aider le pouvoir à se donner bonne conscience entre deux crises de racisme étatique et, surtout, pour effrayer davantage les mâles blancs, surtout les vieux, pour qui devoir obéir à un mal-blanchi reste l’humiliation suprême…
Bref, les deux médiateurs s’approchent de moi et me font savoir que le port du masque est obligatoire sur les marchés : je fais part de mon incompréhension, jugeant excessif de devoir être masqué en plein air, mais les cons sont méchants et je suis lâche, alors j’obtempère de (très) mauvaise grâce, et quand l’un de ces garde-chiourmes bariolés se sent obligé de me dire « merci », je lui réponds « poil au zizi », ce qui est infantile mais encore poli par rapport à ce que je pense vraiment. Sur ces entrefaites, mon tour d’être servi est enfin venu, mais le charcutier se croit obligé de me répéter ce que les deux gugusses viennent de m’asséner : je craque et lui lance un « zut » sans réplique avant de lui dire ce que je veux acheter.
Je sais que je n’aurais pas dû. Mais l’attitude de ce charcutier me rappelait trop celle des « collados » pour que je reste sans réaction. Encore un commerçant qui va me détester, mais je m’en fous : le boulot d’un marchand est de me vendre ce dont j’ai besoin, pas de me faire la morale, non ?