Le journal du professeur Blequin (137)

Samedi 28 novembre

16h : Promenade entre amis au bois de Keroual : nous sommes six, un couple avec nouveau-né, une nouvelle célibataire avec un garçonnet, et moi. Le jeune père s’étonne qu’il n’y ait pas plus de monde à se promener sous les frondaisons, mais il est vrai que la nuit tombe encore tôt en cette saison et, de surcroît, il y a fort à parier que nos semblables ont préféré se ruer dans les magasins pour y claquer du fric au lieu d’aller savourer nos belles campagnes bretonnes… Après un mois de réclusion, c’est une jouissance incommensurable pour moi de retrouver le goût de l’amitié et le bon air d’une sylve automnale, d’autant que la jeune maman me donne un masque de plastique transparent qui se coince sous le menton, ce qui me permet de respecter la consigne sans pour autant étouffer ni même couvrir mes lunettes de buée comme avec un masque en tissu ordinaire. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir une amie asthmatique… Par-dessus le marché, je ne suis plus obligé de hurler pour me faire entendre, je n’éprouve plus le désagrément que provoquait le tissu sur ma peau faciale, je ne dissimule plus mon visage… Bref, cet objet m’a rendu tout ce que Macron a essayé de me voler : la respiration, la vue claire, la parole, le bien-être tactile et, last but not least, mon individualité ! Le fait que ce ne soit pas un masque de ce type qui ait été massivement mis sur le marché en dit long sur la bêtise ou / et la crapulerie de nos dirigeants ! En attendant, si j’étais croyant, je brûlerais bien un cierge pour que l’amie qui m’a fait don de ce masque soit canonisée : elle m’a rendu la vie et la dignité, rien que ça !

18h30 : Je suis reconduit par la jeune femme fraîchement délaissée ; elle s’excuse pour le confort spartiate de son automobile, mais je lui réponds que j’ai connu pire et que, de toute façon, quand on vit sans voiture ni permis, comme moi, on n’a pas à faire le difficile. Je lui propose de visiter mon appartement qu’elle n’a encore jamais vu (non, je n’avais pas d’idée derrière la tête, son ex-compagnon reste un ami et je ne le trahirai pas), elle me répond qu’elle n’en a pas le temps car sa séparation l’oblige à faire face à des formalités administratives désagréables (un pléonasme, excusez-moi) : elle en profite pour me demander si je me sens bien dans ce logement. Cette question anodine me permet pourtant de répondre à une autre que je me posais depuis un certain temps : si je n’ai pas suivi le conseil, que me donnaient pourtant certaines personnes proches, de passer ce second confinement chez mes parents, c’est tout simplement parce que je ne voulais pas quitter mon logement auquel je me suis attaché ; à la limite, renoncer à la liberté dont je jouis dans le cadre restreint de mon duplex, c’était presque faire trop d’honneur au virus… Bref, grâce au solide bon sens de cette amie qui sait poser des questions simples mais justes, je ne regrette plus de ne pas avoir rejoint mes géniteurs, que je retrouverai de toute façon bientôt pour les congés de Noël : encore un bienfait que je dois à mes amis retrouvés au bout d’un mois ! J’en veux encore plus au gouvernement de m’avoir privé d’eux…

19h : Une fois rentré chez moi, dans la solitude de mon appartement, je ressens comme un léger vague à l’âme. Mais c’est le mot « léger » qui est important : ce vague à l’âme n’a en effet aucun rapport avec la déprime qui me plombait depuis l’annonce du reconfinement et n’est jamais qu’un sentiment tout à fait normal après s’être séparé provisoirement des gens qu’on aime. Dire que si je n’avais pas accepté de les suivre au bois, j’en serais encore à broyer du noir…

Dimanche 29 novembre

16h : Je m’abîme les yeux à parachever un strip : comme d’habitude, je corrige des détails que personne ne remarquera. Comme si je n’étais pas suffisamment énervé par ce travail qui n’en finit pas (mais qui m’empêcherait de dormir si je ne le faisais pas), je suis harcelé par de minuscules insectes qui me tournent autour… Alors d’accord, ce sont de toutes petites bestioles, elles ne piquent pas, elle ne sont même pas bruyantes… Mais rien à faire : leur visibilité à cette époque de l’année, à l’avant-veille veille du 1er décembre, est la preuve que le réchauffement climatique est une réalité et ça suffit à m’énerver ! Pendant qu’on est en train de se mettre la rate au court-bouillon pour un virus, on oublie que la plus grave menace qui pèse sur nos vies vient de nous-mêmes…

Lundi 30 novembre

13h30 : Je relève mon courrier et je découvre que j’ai reçu mon Fluide Glacial : à l’issue de cette année difficile, la vénérable revue nous gâte avec un numéro de 100 pages, dont une vingtaine qui annonce un hors-série consacré aux théories du complot. J’avoue, je n’ai toujours pas lu celui sur la pandémie, sujet dont je n’arrive toujours pas à rire ; en revanche, j’ai déjà hâte de lire ce nouveau hors-série qui me vengera joliment de toutes ces théories imbéciles ! En feuilletant le numéro, j’apprends le décès de Bruno Madaule dont j’appréciais la série qui renouvelait avec talent le thème rebattu de l’adolescence : encore un talent qui disparait l’année où nous avons déjà pleuré Uderzo et Brétécher, c’est bien triste… Mais d’autres génies de la BD ont la vie dure et ce numéro propose des planches signées Edika, Mo/Cdm, Lécroart, Raynal, Gaudelette, Lefred-Thouron, Thiriet, Hugot, Bouzard et même Foerster :  ces auteurs, qui sont tous des valeurs sûres de Fluide, répondent donc toujours à l’appel, ce qui devrait faire taire pas mal de rouspéteurs – je le dis sans oser y croire.

Le hacker moyen vu par votre serviteur…

16h : La rédactrice en chef de Côté Brest m’annonce une bonne et une mauvaise nouvelle : la bonne nouvelle, c’est que l’édition papier du journal ressort dès mercredi prochain ; la mauvaise nouvelle, c’est que l’entreprise a été victime d’une cyberattaque… J’ai déjà eu l’occasion, sur ce même site, de dénoncer les hackers et autres pirates du web, que je caricature volontiers sous les traits de geeks obèses, aigris, impuissants et boutonneux, ce qui m’a valu une volée de bois vert de la part de leurs défenseurs qui m’assurent qu’ils luttent contre le « système ». Ah oui ? Et en quoi ça gène les gros capitalistes, le fait de désorganiser une entreprise qui ne fait qu’éditer un journal local annonçant les événements programmés dans une ville de province ? Essayez seulement de le justifier ! Allez-y, essayez !

Mardi 1er décembre

Illustration pour « Le devin ».

13h30 : Au courrier aujourd’hui, le calendrier perpétuel Almanach de 366 auteurs francophones édité par SéLa Prod auquel j’ai modestement participé. Je leur avais proposé plusieurs poèmes et je ne savais pas lequel ils avaient finalement retenu : la curiosité étant plus forte que tout, je renonce à attendre le jour auquel mon texte a été associé et je feuillette l’almanach pour le retrouver. Fort heureusement, chaque mois s’ouvre sur une liste des textes qui le jalonnent, ce qui facilite considérablement les recherches : je découvre ainsi qu’ils avaient choisi la fable « Le devin » où je brocardais les charlatans qui font profession de prédire l’avenir, ce qui m’étonne dans un premier temps ; finalement, je suis satisfait de ce choix car ce texte plutôt sarcastique est plus représentatif de mon travail. De surcroît, un tel poème a dû sûrement les changer des monceaux de poèmes chantant la liberté, les petits bonheurs de la vie et tout le toutim : bien sûr, c’est bien d’en écrire, mais il ne faut pas faire que ça non plus…

Mercredi 2 décembre

13h : Puisque c’est à nouveau possible, je vais faire quelques courses en ville. Dans le bus, sur l’écran indiquant les prochains arrêts du véhicule, un message incitant à télécharger l’application StopCovid (ou quelque chose comme ça) apparait régulièrement, ce qui me donner envie de hurler : « Mais je n’ai pas de smartphone ! » Je me retiens pour ne pas être expulsé manu militari du bus, mais je commence à en avoir ras-le-bol de ces incitations à télécharger des applications, qui présupposent que tout citoyen lambda est forcément possesseur de smartphone : je pense qu’il n’y a pas de publicité plus perverse que celle qui ne vous incite pas seulement à acheter un objet mais en érige carrément la possession au rang de norme ! En attendant, je vis très bien sans smartphone, merci !

Le premier dessin de ma collection de carnets de croquis.

16h30 : Je rentre chez moi, toujours muni du masque transparent que m’a donné mon amie. Le chauffeur du bus m’a vu monter avec, mais il a la mémoire courte : au bout d’un quart d’heure de route, alors que j’étais tranquillement assis au fond du bus, je remarque qu’il s’agite nerveusement et je prends conscience que c’est à moi qu’il s’adresse ; comme j’ai des boules Quiès, je ne comprends rien à ce qu’il dit, alors j’en enlève une et je m’approche… C’est alors seulement que je comprends que cet imbécile croyait, à me voir de loin, que j’étais sans masque ! Quand il se rend compte de son erreur, il reprend le volant, pas fier, et me laisse me rasseoir. Voilà où ça mène, de faire le policier quand on n’est que chauffeur ! Morale de l’histoire : fliquer ou conduire, il faut choisir !

Quelques croquis réalisés pour la planche en question.

Jeudi 3 décembre

14h : Je me lance dans l’encrage d’une planche de BD. Mine de rien, ça me prend quatre heures en tout ! Et encore, j’avais déjà tracé les lettres, les cadres et les phylactères : quatre heures, c’est donc seulement pour les personnages et les décors ! Et je dois encore faire la finalisation : gommage du crayonné, remplissage des noirs et autres petites retouches… Je ne dis pas ça pour me plaindre mais simplement pour témoigner que oui, faire de la BD est un vrai travail qui demande beaucoup d’investissement. Il faut des journées entières de boulot pour lire une page qui sera parcourue en quelques minutes : ça peut paraître ingrat, mais quand on est passionné, on ne compte pas.

Vendredi 4 décembre

11h : Alors que je viens à peine de ranger les achats effectués au marché, me voilà déjà ressorti. Objectif : une boutique du centre-ville où j’ai laissé les cartouches de mon imprimante pour les faire remplir, et j’ai justement besoin d’une attestation de quotient familial pour pouvoir renouveler mon abonnement au bus. Une petite voix s’élève du fond de ma conscience et me dit : « Tu vois, Benoît, si tu acceptais d’acquérir un smartphone comme les gens civilisés, tu n’aurais eu qu’à télécharger l’attestation et à la montrer pour que le problème soit résolu sans que tu aies à te taper un énième aller-retour… » Je lui réponds : ta gueule ! Tu tombes dans le piège, pauvre niais ! C’est justement toute la stratégie des marchands de joujoux high-tech : faire passer les petits soucis de la vie quotidienne pour des fléaux insupportables qu’il faudrait éliminer à tout prix, comme si faire une sortie était aussi pénible qu’attraper la peste et le choléra ! Et très sincèrement, vous n’arriverez pas à me faire croire que « perdre » une heure à aller chercher quelque chose dans un commerce de proximité soit terrible au point de justifier l’achat d’un appareil cher, encombrant et, finalement, peu fiable…

13h30 : J’ai installé les deux cartouches pleines dans mon imprimante (pas d’allusion graveleuse je vous prie), je me rends sur le site de la Caf… Mais je ne peux pas avoir accès à mon compte à cause d’un problème technique dû à une forte affluence ! Ah ! Qu’est-ce que je disais, à propos de la maigre fiabilité du numérique ! Au final, même si j’avais disposé d’un smartphone, je ne serais pas allé plus vite puisque je n’aurais pas pu télécharger l’attestation ! Alors cessez de me faire croire que ma vie serait plus facile si j’avais un téléphone connecté ! Cela dit, je triomphe, mais je dois encore attendre pour renouveler mon abonnement au bus, tout ça parce que l’administration a impérativement besoin d’un document officiel pour me laisser voyager en bus à un prix raisonnable et parce que l’informatique fait des caprices… Je HAIS l’administration, je HAIS la technique et je HAIS les transports publics payants ! Oui au papier et oui à la gratuité des transports en commun ! Mettons les geeks et les contrôleurs au chômage ! Avec un peu d’entraînement, on en fera bien des militaires…

Samedi 5 décembre

11h : Je viens de mettre à jour mon blog et je mets un lien sur Twitter ; cédant à la curiosité, je clique sur les « tendances » et je suis effaré par la connerie abyssale de la majorité des commentaires que peut inspirer le moindre fait divers, la moindre petite phrase, la moindre statistique tirée de son contexte… Il vaut mieux ne pas s’y attarder si on ne veut pas être pris par l’envie de se suicider sur le champ ! Quand j’apprends que Macron a déclaré « On est devenus fous », je me surprends à penser que notre président ne dit pas que des conneries, mais je me dis aussitôt après qu’il n’est pas innocent : forcer les gens à rester enfermés chez eux pendant trois mois, ça n’est pas très bon pour la santé mentale… Bref, on récolte ce qu’on a semé.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *