Graoulliennes, Graoulliens, amical bonjour de la pointe Bretagne ! Je viens de m’entretenir, aujourd’hui même, avec une chercheuse de l’Université de Bretagne Occidentale, madame Marie-Hélène Delavaud-Roux, spécialiste de la danse antique, afin qu’elle nous présente les deux ouvrages qu’elle a publiés cette année. En attendant que je dactylographie cette interview, voici la version longue, jamais publiée, d’un article qui lui est consacré et que j’avais réalisé en janvier dernier pour le blog étudiant de l’U.B.O. afin de présenter l’U.E. libre dédiée à la danse antique. Vous vous ferez ainsi une idée concernant cette personne très attachante. Bon, deux points, à la ligne, ouvrez les guillemets…
Deux inscrits seulement cette année ! Un nombre totalement insuffisant pour que l’U.E. libre consacrée à la danse antique puisse avoir lieu, au grand dam de son « animatrice » Marie-Hélène Delavaud-Roux qui s’avoue, comme on peut le supposer, « très déçue ».
Déçue, mais nullement démotivée ; en effet, elle relativise les choses en rappelant que l’accueil qu’elle reçoit, en tant que chercheuse se consacrant à la danse antique, est « généralement plutôt bon ; cette année, j’ai eu un accueil relativement indifférent », donc pas forcément mauvais. Il faut dire qu’il faut plus que ça pour saper l’enthousiasme de madame Delavaud-Roux, authentiquement passionnée pour la danse antique ; « cet intérêt, dit-elle, m’est venu assez tôt, au moment où j’ai fait ma maîtrise, parce que je faisais de l’histoire, de l’archéologie, que je m’intéressais beaucoup à l’histoire ancienne et que par ailleurs je faisais de la danse classique ».
C’est pourquoi, même hors du cadre de l’U.E., elle fait partager cette passion, en tant que professeur d’histoire, aux étudiants : « cela arrive que je prenne quelques textes ou documents dans lesquels la danse peut jouer un rôle. Ça arrive pour les étudiants de master, évidemment, parce c’est en master qu’on partage un peu ses recherches et ses méthodes de recherche, et même aussi parfois à destination d’étudiants de première ou de deuxième année ; toutefois, s’il s’agit d’une recherche qui est en cours, j’attends un certain temps pour la dévoiler : par exemple je fais travailler cette année aux étudiants de licence un texte d’Homère dans le chant XIV de l’Iliade qui est la séduction d’Héra : je le leur ai fait travailler sur la plan historique, civilisation et mythologie, mais pas encore sous l’aspect danse sous lequel je m’apprête à l’interpréter, parce que je n’ai pas fini les recherches en cours. » La présentation des ses travaux en cours de recherche, elle le réserve plutôt aux étudiants de master, « et je pensais, reprend-elle en parlant des étudiants de licence, qu’ils avaient déjà beaucoup à travailler sur ce texte sans faire encore interférer la danse. »
Quand l’U.E. ne traverse pas une telle de période de « vaches maigres », ses étudiants se recrutent dans « toutes les disciplines, pas spécialement lettres classiques, parce que je crois d’ailleurs qu’en lettres classiques, il n’y a pas la possibilité d’accéder à cette U.E. libre ; mais j’ai eu des psychologues, des anglicistes, des historiens, des sociologues », une diversité loin d’être incongrue d’après madame Delavaud-Roux qui « pense que les psychologues sont intéressés par l’aspect mythologique qui est pour eux, quand même, assez important, et je pense que les sociologues, dont certains ont le projet de se consacrer à l’ethnologie sont intéressés par ça dans la mesure où ça leur permet d’étudier une société différente de la société contemporaine ».
« Les étudiants reçoivent à la fois un enseignement théorique et un enseignement pratique. » D’un point de vue théorique, les étudiants sont bien sûr tenus au courant des difficultés que représente encore aujourd’hui la connaissance de la danse antique : « On travaille, dit-elle, une matière qui a en grande partie disparu et qu’on ne connait que par des sources tout de même assez allusives ; si on prend les textes écrits, depuis les allusions des poèmes homériques jusqu’aux descriptions de Nonnos de Panopolis, on a bien souvent plus des descriptions de la danse pour l’impact qu’elle a sur le public, pour le plaisir qu’elle procure aux participants, et bien souvent on n’a pas beaucoup d’expressions sur la technique de la danse ; on en a quelques-unes, hein ! Ces mots quelquefois peuvent aussi désigner une toute autre activité que la danse : quand on a par exemple le terme δινεύειν ou δινεῐν qui signifie « tourner », on ne peut pas être sûr d’emblée que ce soit dans un contexte de danse ; il faut vraiment prendre l’ensemble du texte pour arriver à éclairer l’ensemble. Après, vous avez les représentations iconographiques : de grands chercheurs comme Maurice Emmanuel ou Louis Séchan ont pensé qu’elles pouvaient se rapporter à la décomposition des mouvements, et moi-même je suis dans cette lignée…avec quelques nuances. Une chose est sûre : ces images ont tendance à être interprétées par les uns et par les autres en fonction de la culture personnelle de chacun et notamment en fonction de sa culture chorégraphique ; quelqu’un qui a beaucoup travaillé la danse classique va avoir tendance à voir les mouvements de la danse classique ; finalement, les images, on peut leur faire dire beaucoup de choses, et je crois qu’il est important de réfléchir en fonction d’un éventail de chorégraphies assez large, tout en restant plutôt limité aux antiquités classiques, au bassin méditerranéen, sans exclure totalement l’Inde puisqu’il est bien évident que le code gestuel était comparable à celui qui existe actuellement dans la danse indienne, dans le Bharata natyam par exemple, sans être pour autant identique. » Il faut donc, dans ce domaine de recherches, avoir l’esprit large et faire preuve de modestie : on ne peut que faire des hypothèses.
« Il y a aussi les sources musicales, poursuit mon interlocutrice ; le meilleur enregistrement dans lequel vous puissiez les entendre actuellement est celui du groupe Kerylos qui est actuellement dirigé par Annie Bélis ; il s’agit d’un certain nombre de partitions antiques qui ont été retrouvées, soit gravées sur de la pierre soit, le plus souvent, sur des papyri (pluriel de papyrus) de l’Égypte hellénistique. Toutes ces partitions n’étaient pas destinées à être dansées, mais quelques-unes l’étaient quand même : l’extrait d’Euripide par exemple, un extrait du stasimon où le chœur, constitué des jeunes filles amies d’Électre, supplie les Euménides, la formes bienveillante des Érinyes, d’épargner Oreste devenu fou à la suite du matricide qu’il a commis ; un autre morceau très célèbre est un extrait du premier stasimon d’Iphigénie à Aulis de ce même Euripide où le chœur des femmes de Chalcis imagine le sort des Troyennes une fois que les Grecs les auront vaincues ; il y a déjà une image de l’altérité qui est présentée, une compréhension directe de l’étranger, des sentiments de pitié, et tout cela s’exprime par la danse » ; ce dernier morceau présente cependant un problème : le manuscrit servant de base a été très mal conservé et il manque beaucoup de notes, « ce qui fait qu’Annie Bélis, qui a beaucoup travaillé sur ce morceau, a choisi, très scientifiquement, de ne pas restituer les notes qui manquent, puisqu’elles sont à jamais perdues, mais de simplement faire dire le texte en le déclamant dans la scansion, c’est-à-dire le rythme produit par l’alternance des syllabes longues et brèves, caractéristiques de la langues grecque ».
Même sans ce problème d’ordre matériel, reste la difficulté de transmettre la note grecque dans notre solfège actuel ; une difficulté moindre d’après madame Delavaud-Roux qui précise « que chaque note, en fait, est bien connue grâce à un petit traité d’un certain Alypius, qui vivait au IIIe siècle de notre ère, qui donne chaque note dans deux lettres qui évoquent la notation instrumentale d’une part et la notation vocale d’autre part ; pour chacune des notes, il donne les correspondances dans l’échelle, le genre et le mode » L’échelle désigne la hauteur du son par rapport au diapason, lequel diapason reste inconnu aujourd’hui et est transcrit par un la suivant la convention de Bellermann ; il y a trois genres, diatonique, diachronique et enharmonique, souvent difficiles d’accès pour l’oreille occidentale ; le mode, enfin, est « la manière dont sont agencées les notes, dans un cadre harmonique qui n’est pas exactement le même que le nôtre : « c’est-à-dire que notre cadre à nous, c’est l’octave, qui est fondée sur une succession de huit notes ; les Grecs utilisaient un cadre de quatre notes qui est le tétracorde, qui correspond à ce qui pouvait se jouer le plus aisément sur la lyre qui, au départ, n’avait que sept cordes : on peut imaginer deux tétracordes qui se succèdent sans avoir de note commune, on parle alors de tétracordes disjoints, ou en ayant une note commune et, à ce moment-là, on parle de tétracordes conjoints ». Il y a au total quinze modes, mais les plus importants sont le mode dorien qui « était censé être un mode grave, viril, processionnel », le mode phrygien, « le mode dionysiaque par excellence », et le mode lydien « qui est un mode plaintif et était souvent le mode des funérailles ». Les autres modes sont plus ou moins des dérivés de ces trois-là.
D’un point de vue pratique, « l’audition de musique antique est absolument essentielle, surtout quand il s’agit de musiques aux rythmes difficiles ; comme les rythmes à cinq temps dans les hymnes delphiques », explique madame Delavaud-Roux qui, sans se démonter, en interprète un avant de se mettre à danser pour illustrer l’apprentissage des pas et des rythmes. Avec elle, le spectacle n’est jamais loin.
« On apprend aussi à faire des masques de plâtre » dit-elle en me montrant quelques-uns de ces masques, relativement souples, qu’elle sort d’une armoire ; « ceux-là, continue-t-elle, sont fabriqués directement à partir du visage parce qu’il est plus facile pour quelqu’un qui débute dans l’activité d’avoir un masque adapté à son visage. » N’oublions pas que les acteurs du théâtre antique étaient toujours masqués et qu’un même acteur pouvait donc jouer plusieurs rôles dans une même pièce. Madame Delavaud-Roux en fabrique aussi pour elle-même, plus solides, confectionnés « à partir de fac-similés que j’ai acheté tout simplement dans les magasins des quartiers touristiques à Athènes. C’est en plâtre, parce qu’on a quand même des éléments de la Souda (encyclopédie grecque de la fin du IXe siècle, NDLR) qui nous disent que Thespis avait effectivement inventé les premiers masques et qu’il utilisait pour cela du lin enduit de gypse ; j’ai testé avec des bandes plâtrées, avec du lin et du plâtre…le problème est de bien le faire tenir ! Pour la fixation, je préfère évidemment les liens de cuir parce que c’est quand même plus solide : quand je danse Les Bacchantes, il n’y a pas intérêt à ce que le masque s’en aille ! Les premiers masques avec lesquels j’avais tenté l’expérience, qui étaient des simples masques de théâtre en plastique ne résistaient pas au-delà de trois vers : à peine faisais-je un mouvement un peu brusque et le masque sautait de mon visage ! Après, j’ai tenté l’expérience avec des masques en stuc : pour faire du stuc, il fallait obligatoirement de l’eau plâtrée, de la poudre de marbre et une colle adéquate ; il existe une recette de colle à base de farine, mais il ne faut pas avoir la main trop lourde en farine. D’autres recettes existent, mais elles sont plus…comiques ! » Doux euphémisme : l’une d’entre elles est à base de testicules de taureau !
Peut-on se permettre des variations sur ce masque de base, uniformément blanc ? Madame Delavaud-Roux cite aussitôt deux références à ce sujet, « la classification des masques qui a été établie par Pollux dans son Onomasticon, un texte relativement tardif (IIe ou IIIe siècle de notre ère) » et « une thèse qui a été soutenue en 2008 sur les personnages de Plaute par une certaine Isabelle David » qu’il ne faut pas confondre avec la secrétaire du département Histoire de l’U.B.O. et qui a consacré toute sa première partie aux masques « donc, évidemment, j’ai foncé sur cette thèse et j’ai appris beaucoup de choses sur les masques de l’époque hellénistique. Pour ce qui est des postiches que l’on pourrait apposer sur les masques, ça reste à trouver, de même que pour les perruques, surtout compte tenu du fait que certains masques sont avec calotte… Le problème est d’arriver à coller des cheveux : on m’a dit qu’il serait possible de faire des petits trous dans le masque et d’attacher un par un par des cheveux ; j’ai essayé cette technique, mais ça m’a vite paru difficile, voire impossible même pour une personne minutieuse ! Je pense vraiment que l’usage de postiches avec de la colle était certainement plus facile, à moins d’utiliser pour un personnage féminin un masque sans calotte et que les hommes se soient laissés pousser leurs cheveux dans cette perspective et aient donc utilisé leur chevelure naturelle (n’oublions pas que dans l’Antiquité, les femmes n’avaient pas accès au théâtre, ni pour y jouer ni pour y assister, NDLR) ; on devait aussi avoir recours, sans doute, à la couleur, à l’art de la sculpture puisque les traits devaient pouvoir être reconnaissables. »
Un autre atout important est le costume et madame Delauvaud-Roux, généreuse en démonstrations, me montre comment revêtir l’habit féminin le plus typique, le péplos : « toujours rabattre le morceau qui est derrière devant, et aussi tenir compte que derrière, il ne doit pas du tout y avoir de décolleté et que devant, par contre, on peut se permettre d’avoir un petit décolleté ; après, le côté, on a la possibilité de le laisser libre, bien sûr, mais pour la danse, il est plus simple de le fermer avec des épingles ; dans l’Antiquité, il était possible d’employer de petites épingles qui portaient alors le nom de fibules » et qu’utilisaient aussi bien les Grecs que les Celtes ou les Romains. « Après, on ceinture son péplos si on le désire et à ce moment-là, il suffit de faire quelques plis ; c’est une affaire de drapé ».
Pour celui que cette pratique tenterait, « je crois que ce serait bien qu’il ait quelques notions de grec et qu’après il se livre à l’apprentissage de la danse grecque ; mais mon atelier, naturellement, est destiné à des personnes qui veulent découvrir l’aspect culturel, l’aspect mythologique, l’aspect pratique de l’activité, de la danse au sens propre du terme…effectivement, on découvre les sonorités de la langue grecque, mais on ne peut pas faire véritablement d’initiation au grec : ce qui est important, c’est que les gens comprennent ce qu’ils dansent. » C’est pourquoi les étudiants travaillent avec une traduction sommaire et purement utilitaire : « je donne le texte grec et, en-dessous, je mets chaque mot en français. C’est du bricolage, ce n’est pas une traduction qui est jolie, mais le tout, c’est d’être proche du texte pour savoir ce que chaque mot veut dire. » La pratique ne demande même pas « un niveau pratique fantastique. Bien sûr, on est amené à développer une coordination particulière entre mouvements et paroles, mais pas toujours, pas pour toutes les formes de danse, qui n’étaient pas forcément toujours exécutées dans le contexte théâtral. Ce qui est important aussi, c’est que ce soient des gens qui aient un goût du théâtre et du spectacle en général, pour aimer exprimer quelque chose, pour oser se lancer, pour assumer librement ce qu’on fait sans avoir peur des réactions du public. »
À titre personnel, Marie-Hélène Delavaud-Roux revendique comme pièce de prédilection Les Bacchantes d’Euripide « depuis dix ans, j’ai toujours eu, par intermittences, l’occasion de travailler dessus » dit-elle ; Les Bacchantes peuvent donner lieu à beaucoup d’interprétations différentes, par exemple en jouant d’instruments à percussions proches des crotales de l’Antiquité, des sortes de cuillères de bois relativement proches, pour la manière d’en jouer, des castagnettes ; madame Delavaud-Roux ne manque pas de m’en faire une démonstration, tout en mentionnant les problèmes d’interprétation qui étaient « parfaitement compris par les auteurs de l’Antiquité, comme Denys d’Halicarnasse qui précise bien qu’on était parfaitement libre d’interpréter sa métrique comme on le voulait : les musiciens étaient libres de modifier les valeurs de la métrique s’il le désirait ! » Les problèmes n’en sont donc pas vraiment, d’où une certaine liberté d’interprétation pour la postérité. Elle s’est aussi penchée avec intérêt sur Les Grenouilles d’Aristophane : « j’ai réfléchi sur la personnalité des grenouilles, j’ai voulu les rendre malicieuses, casse-pieds, enfin vraiment tout pour agacer ce pauvre Dionysos qui est d’ailleurs représenté comme vraiment froussard ! Ce sont des grenouilles qui se prennent pour des cygnes, recherchent l’harmonie mais n’y arrivent pas. Du coup, on peut leur faire la plus jolie voix possible, mais comme il y a le masque et que ça va toujours étouffer un peu, ça ne donnera jamais quelque chose de parfait, surtout qu’il y a le mouvement qui contrarie une bonne émission de la voix : mais comme le but est comique, ça peut passer sans problème ! »
Avant de la laisser, je lui parle de la jeune association ‘Tacle en lui demandant si elle est en lien avec eux : « Pas encore, répond-elle, mais je salue cette initiative ! Je n’ai encore aucun projet avec eux mais je suis disposée à accueillir tout projet ; je trouve que ce serait bien aussi qu’ils aient des contacts avec les étudiants de lettres classiques ». Zeus fasse que ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd !
Voilà, c’est fini ! Rendez-vous prochainement pour découvrir les deux ouvrages dont je vous parlais en introduction – hé, il faut suivre un peu, les gars ! Allez, kenavo !
P.S. : J’ai eu à deux reprises l’occasion de filmer madame Delavaud-Roux en pleine action ; voici un montage des vidéos que j’en ai tirées :