La Vie d’Artiste

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 Il avait vécu sa sortie des Beaux-Arts comme une délivrance. Il était venu chercher son diplôme en fulminant contre la médiocrité de ses compères et de ses commères qui en bons apôtres de l’art contemporain mettaient plus d’art dans leur apparence que dans leur œuvre. Depuis qu’il avait décidé d’embrasser une carrière artistique pour ne jamais avoir à mettre les pieds dans un bureau ou dans une usine, il abhorrait les adorateurs du « concept » et n’avait toujours considéré l’art que comme une maigre consolation du fait d’être né.

Par ailleurs, son caractère ne le prédisposait pas franchement à la camaraderie. Il était volontiers ombrageux, et il cultivait une indépendance qui touchait au fondamentalisme, de même qu’un goût pour la solitude qui auraient fait passer Stirner pour un aimable misanthrope de bac à sable. Une seule fois, il s’était entiché d’une condisciple qui partageait avec lui une passion pour les créatures démoniaques de Hiéronymus Bosch, et quand la belle l’eut éconduit, il en conçut un immense chagrin et il ajouta une fervente misogynie à la liste de ses passions tristes. De même, rien ne l’indisposait plus que le divertissement, le « cool », le farniente et tout ce qu’il considérait comme des moyens de faire passer le temps à peine plus utilement que le coma ou le cancer en phase terminale. Il ne voulait se consacrer qu’à la création, ne voulait vivre qu’entouré de livres et de tubes de peintures et d’alcool parce que c’est moins cher que les somnifères.

Quoiqu’il vécut la fin de ses études comme une libération, il n’était pas au bout de ses peines. Même s’il ne serait plus jamais contraint de développer des projets collectifs avec des gens qu’il haïssait simplement car ils avaient le tort d’exister dans un rayon inférieur à cent kilomètres de lui, il se rendit vite compte que les marches menant au succès et à la reconnaissance étaient tout sauf aisées à gravir. Son talent était quasiment unanimement reconnu, mais son style hyper classique et sa personnalité farouche  n’étaient pas des gages de réussite sur un marché de l’art où prévalaient des codes aussi superficiels qu’éphémères. Et comme il n’était pas du genre à sucer la joue d’un galeriste en vogue pour se faire accrocher, les portes se fermèrent une à une.

Loin de le décourager, ce revers de fortune ne fit que le conforter dans son opinion. L’écrasante majorité des artistes étaient des macaques qui se tortillaient frivolement et sans grâce pour une poignée de friandises, et lui était le dernier représentant des artistes maudits qui auraient préféré crever dans le caniveau plutôt que de vendre une parcelle de leur âme. Même les trafiquants qui lui réclamaient de temps à autre une habile copie d’un Vélasquez ou d’un maître flamand avaient plus de substance que tous ces coureurs de subventions, ces publicitaires d’eux-mêmes qui ne dépareilleraient pas dans une obscure télé-réalité. Il se surprit même à se demander par quel miracle on n’avait pas encore lancé un télé-crochet avec des peintres plutôt que des chanteurs de karaoké.

Cependant, vint un moment où l’aigreur et la méchanceté commencèrent de prendre le pas dans sa vie toute faite d’exigence et de frugalité. De plus en plus souvent, il posait  tubes et pinceaux et se contentait de regarder fixement ses anciennes productions, en se demandant si l’art le consolait autant que le whisky. Puis il couvrait du regard le mobilier décati de son studio, et cherchait en vain ce qu’il restera de lui. Dans ces moments, il retournait la question dans tous les sens, et se demandait où il avait péché: avait-il manqué de rigueur et s’était-il un peu trop laissé aller à la course à la notoriété? Avait-il vraiment autant de talent qu’on le lui avait seriné pendant toute sa jeunesse? Et un jour plus sombre que les autres, il sortit de chez lui et se dirigea en titubant vers un kiosque à journaux. Tout en comptant nerveusement la menue monnaie que ses travaux lui rapportaient chaque jour un peu plus difficilement, il dévalisa tous les magazines et toutes les brochures spécialisées. Comme ça, pour voir où en était la concurrence, pour humer ce qui est à la mode en ce moment, et aussi un peu pour voir s’il pourrait y trouver son nom, pour se remonter le moral.

Il avait déjà jeté la moitié des imprimés en arrivant à son domicile. Bien sûr, personne ne le mentionnait, et surtout pas comme l’impérissable auteur de la fresque qui ornait la cour de la MJC de son quartier. Ce qu’il vit des artistes de renom ne le rassura pas. Partout manquaient le souffle, la personnalité, partout on avait l’impression que l' »artiste » connaissait déjà le montant qu’il allait demander pour son travail avant même d’en avoir conçu le commencement du début d’une idée. Puis dans l’un des derniers magazines, il reconnut un visage familier. C’était la jolie jeune fille qui l’avait envoyé sur les roses quelques années auparavant, au bras d’un bourgeois quelconque. Elle avait un peu forci, mais elle était toujours belle, si ce n’est que dans ses grands yeux la douceur d’antan avait laissé place à un air cynique et satisfait. D’après le court article qui accompagnait la photo, la dame avait laissé tomber la palette depuis belle lurette pour devenir agent d’artistes. En jetant un dernier regard à la photo, il eut envie de s’apitoyer sur lui-même, quand soudain une idée germa dans son esprit.

Il s’empara de tout le matériel qu’il avait sous la main, et une frénésie créatrice s’empara de lui. Pendant trois jours, il ne quitta plus son studio et travailla d’arrache-pied, jour et nuit, au grand dam de ses voisins qui n’étaient pas habitués à un tel volume sonore dans ses excentricités. Quand enfin il considéra son œuvre prête à être présentée au public, il se contenta de descendre un verre de blanc, puis il alla prendre une douche.  Il chantonna en pensant au retentissement de sa réalisation. Il se passa une serviette autour de la taille, remis de l’eau à chauffer sur la gazinière et ouvrit grand la fenêtre. La foule était compacte sur la grande place en bas de son immeuble. Il fit un signe de la main au kiosquier, qui ne le remarqua même pas.

Puis il grimpa sur le bord de la fenêtre. Les passants, se demandant ce que l’homme allait faire, commencèrent de se rapprocher. D’aucuns s’empressaient d’appeler les secours, afin d’empêcher qu’il ne commette l’irréparable. Quand le public atteint une dimension à sa convenance, il mit ses mains en porte-voix et harangua les badauds:

« Mesdames, mesdemoiselles et messieurs, l’œuvre que vous allez voir s’intitule « la Vie d’Artiste ». N’oubliez pas mon nom, il est inscrit sur la sonnette. »

Une violente déflagration retentit derrière lui. Une véritable explosion de couleurs submergea la place en bas, et les passants n’en crurent pas leurs yeux. Tous avaient le sourire ébahi du spectateur qui assiste à quelque chose qu’il n’oubliera jamais. Tous ont la sensation d’assister à quelque chose d’historique.

Quand le nuage multicolore se dissipa, le peintre gisait au sol dans une mare de sang. C’était le premier happening de sa carrière, et sans nul doute le plus réussi depuis longtemps. Et ce fut le plus beau suicide de tous les temps.

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