« Aujourd’hui, Cavanna est mort » : j’aurais voulu pouvoir en parler comme ça, c’est-à-dire avec le même détachement que Meursault annonçant la mort de sa mère à l’ouverture de L’étranger de Camus. Bien entendu, j’en fus incapable : j’avais beau me dire qu’il était très âgé et diminué par Miss Parkinson, apprendre la nouvelle me fit l’effet d’un coup de tonnerre. Déjouant les pronostics de Cabu, Cavanna n’avait donc pas enterré tous les artistes qu’il avait révélés ; à la décharge du dessinateur, la longévité du « rital » nous avait fait presque croire à tous qu’il était immortel. De toute façon, quand on perd un être cher, rien ne peut nous consoler, et Cavanna était indubitablement un être cher pour tous les satiristes de France et même du monde.
Bref, j’appris la nouvelle en milieu de matinée, en relevant mes mails et je fus incapable d’en parler sur un ton « au-dessus de la mêlée » : Cavanna mort, ça relevait de l’oxymore ! François Morel avait fustigé son manque d’élégance, et il est vrai que crever alors qu’il allait avoir 90 ans, à priori, ça manquait de classe… Encore que ! Échapper aux hommages sirupeux que l’on réserve aux grands hommes le jour de leur anniversaire, n’était-ce pas une désertion tout à fait digne d’un fouteur de merde comme lui ? De toute façon, Cavanna s’en est toujours foutu de la classe : pour lui, mourir dignement ou indignement, c’était toujours mourir de toute façon et ça le faisait chier ; toute sa vie il a juré qu’il ne serait jamais qu’un lâche et qu’il ne fallait pas compter sur lui pour rester serein face à la mort : les faits ne lui ont pas complètement donné raison, étant donné le courage avec lequel il a su faire face à la maladie, non sans l’aide précieuse de la petite Virginie ; de surcroît, si l’on en croit Denis Robert, il avait coutume de dire « jusqu’à la dernière seconde j’écrirai » et aurait effectivement tenu parole… C’est presque trop beau pour être vrai, il n’en aurait pas voulu pour un de ses romans. Mais peu importe quelle fut vraiment son attitude dans ses derniers instants, peu importe si sa sortie fut vraiment élégante ou non : Cavanna savait qu’il allait mourir et ça le faisait chier, nous savons qu’il est mort et ça nous fait chier. Point. Il n’aurait pas dû mourir. Ou alors pas à ce moment-là. Pas là, pas au plus mauvais moment, celui où on a plus vitalement que jamais besoin des satiristes, pas au moment où les réacs piétinent le pavé pour défendre la « famille », pas au moment où les connards confondent l’impertinence avec l’ordurier, pas au moment où les beaufs sont plus décomplexés que jamais et ont le culot de se positionner en victimes, pas au moment où, comme il le disait lui-même, « le roi des cons est sur le point de passer empereur » ! Il nous a lâchés au moment où on avait le plus besoin de lui ! Salopard, va ! C’est pour ça que je l’ai dessiné faisant un bras d’honneur et disant, tel Jospin dans un dessin d’Honoré, « démerdez-vous, moi j’me casse » !
À Charlie non plus, l’ambiance ne devait pas être au beau fixe, mais Cabu a eu une nouvelle fois l’occasion de faire montre de son génie dès qu’il s’agit de traiter de sujets graves, celui-là même dont il avait su faire preuve avec sa fameuse « une » sur le 11 septembre 2001, celle où un « trader » voyant un avion foncer vers lui crie dans son téléphone « Vendez ! » : la couverture était donc tout naturellement consacrée à Cavanna, avec un titre on ne peut plus clair, « Immortel… sans l’Académie ! » Une façon comme une autre de permettre à celui que Cabu considérait comme un père spirituel de railler les institutions même dans la mort. Dix ans auparavant, à la mort de Gébé, le journal avait dit « Gébé est mort. Que dire de plus ? Laissons-le parler » ; il en alla de même pour Cavanna auquel un cahier de seize pages fut consacré, reprenant quelques-uns de ses textes les plus marquants ; je plains ceux qui avaient été chargés de faire la sélection car choisir quelques pages sur tout ce qu’il avait laissé derrière lui… L’article « Stop-crève » s’imposait évidemment, comme ultime pied de nez à la route qui ne mène nulle part. On aurait pu, en revanche, se passer de l’article dans lequel il nous faisait part de ce qu’il avait écrit le jour où il avait tenté, sur le tard, de passer le baccalauréat : je suis resté sur ma faim en le lisant, mais mon habitude de lire de la philo y est sans doute pour beaucoup ; à la limite, Cavanna était mille fois plus intéressant d’un point de vue philosophique quand il n’essayait pas de faire de la philo !
Et moi, pauvre gosse de 25 ans, j’étais plus morose que jamais, conscient d’avoir perdu le dernier humoriste auquel on pouvait reconnaître une telle aura, qu’il ne se trouvait plus personne pour éclairer notre époque de ténèbres ; il se serait foutu de ma gueule s’il avait lu ça, mais je le dis comme je l’ai pensé : j’ai bien compris qu’il n’y avait personne pour prendre la relève, qu’il allait falloir s’habituer désormais à un grand vide… J’ai revu la « une » de Cabu dans le cortège un certain 11 janvier, mais pliée en deux de façon à ce qu’on ne lise plus que « Charlie Hebdo immortel » ; et en télescopant les deux événements, qu’une année entière séparait, je me suis dit qu’en fin de compte, il valait mieux que Cavanna ne fût plus là pour voir ÇA…
À suivre…