Une controverse plus très Frêche.

Graoulliennes, Graoulliens, amical bonjour de la pointe Bretagne ! Vous l’avez peut-être déjà appris, le chansonnier Jean Amadou vient de mourir. La mort d’un clown, ce n’est jamais très drôle, même si celui-ci avait tendance à tirer sur la corde de l’esprit franchouillard, il est vrai. De toute façon, c’est un autre disparu que j’aimerais évoquer avec vous aujourd’hui, en l’occurrence Georges Frêche. En effet, il y a aujourd’hui très exactement un an, jour pour jour, le président de la région Languedoc-Roussillon nous quittait, pour la plus grande surprise de tous les Français et pour la plus grande tristesse de ses administrés qui l’appréciaient et venaient de le reconduire dans ses fonctions malgré les dérapages qu’on lui attribuait. Pour lui rendre hommage, j’ai donc décidé de revenir sur ces fameux « dérapages » qui ont été oubliés comme par magie par tous ceux qui ont rendu hommage à Frêche après l’annonce de sa mort. À leur décharge, il est vrai qu’en fait, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat…
 

Avant de revenir sur ces « dérapages », j’aimerais citer Gudule qui, dans un Psikopat de l’année dernière, avait remarqué que le terme « dérapage » était devenu un mot à la mode permettant de disqualifier totalement le discours d’un adversaire sans même argumenter. Lisez plutôt ce que l’ex de Carali (tous des pistonnés, dans la presse !) a écrit :

« Un dérapage, c’est un incontrôlé. Du coup, on fait passer pour une maladresse un discours souvent fondé et mûrement réfléchi. Et, bien entendu, la presse de gauche comme de droite reprend l’expression en chœur. Machin ouvre un peu trop sa gueule ? Bah, pas grave, il a dérapé. Allez, on lui pardonne, il ne l’a pas fait exprès, le pauvre…

– Putain, j’y avais pas pensé, mais c’est super-malin, ce truc ! Plus besoin de se creuser la tête à trouver des arguments, suffit d’un mot, et on ridiculise n’importe quel adversaire… »

Et si, finalement, les propos de Georges Frêche avaient été qualifiés de « dérapages » uniquement pour faire passer le défunt président de la région Languedoc-Roussillon pour une espèce de brute incapable de mener une réflexion personnelle construite et dont la pensée se limite au propos de comptoir, la chose étant d’autant plus facile que Frêche jouait certainement lui-même sur son image de bonhomme du cru pour assurer sa popularité auprès de ses administrés ? Son seul vrai défaut publiquement connu, en fin de compte, était probablement de ne pas être dans l’orthodoxie de la « gôche » tendance Fauchon qui détient le pouvoir au PS et d’être susceptible, à ce titre, aisément être caricaturé comme une sorte de beauf-à-Cabu. Ce serait trop simple si les bobos pouvaient avoir le monopole de la gauche ! Mais bon, venons-en à ce qu’il avait dit de si « choquant »…

Pour commencer, les harkis : je n’ai jamais compris pourquoi il est quasiment interdit, sous peine d’être « blacklisté » de dire que ces Algériens qui ont délibérément pris les armes pour défendre le colonisateur français étaient des collabos alors que les Français ont été, de leur côté, si prompts à traiter ainsi ceux de leurs compatriotes qui avaient soutenu l’occupant allemand, même s’ils ne l’avaient pas fait de leur plein gré comme la plupart des « malgré-nous » d’Alsace et de Lorraine. Donc, en février 2006, Georges Frêche a traité de « sous-hommes » ces Algériens qui ont prêté allégeance à l’État qui saignait aux quatre veines leur pays et traitait les indigènes comme des citoyens de seconde zone tout en entretenant la fiction d’une égalité entre les « Français de souche européenne » et les « Français de souche nord-africaine » (déjà, le simple fait d’avoir créé deux appellations officielles…) ; les harkis, non contents de ça, après les « événements d’Algérie », comme on appelait pudiquement cette boucherie à l’époque, ont continué à vénérer cet État colonisateur qui les avait laissés tomber comme de vieilles chaussettes… Bref, les harkis, qu’ils le veuillent ou non, donnent l’image de gens sans fierté : si Georges Frêche avait été arabe lui-même, sa phrase aurait été interprétée comme règlement de compte entre gens d’une même origine ethnique ; s’il s’était adressé à d’anciens collabos français, tout le monde aurait applaudi. Seulement voilà, un français n’a pas le droit de dire à un arabe sans fierté qu’il est sans fierté sans être traité de raciste ; il est vrai que l’expression « sous-homme » n’était pas la mieux choisie et pouvait prêter à confusion dans la mesure où elle évoque immanquablement une des périodes les plus noires de l’histoire, mais quand j’avais vu la vidéo de cet échange musclé, j’avais bien vu que Georges Frêche était sorti de ses gonds et ne l’avait pas dit de sang-froid. L’expression était mal choisie, certes – il s’en est d’ailleurs excusé après – mais sur le fond, il n’avait pas tort ; en tout cas, ce n’étais pas une injure raciste. Il semble que François Hollande, qui n’avait pas jugé nécessaire de l’exclure du PS à ce moment-là, ne s’y fût pas trompé…

Deuxième « dérapage » : en novembre 2006, devant un conseil d’agglomération, il a eu la sortie suivante à propos de l’équipe de France de football : « Dans cette équipe, il y a neuf blacks sur onze. La normalité serait qu’il y en ait trois ou quatre. Ce serait le reflet de la société. Mais là, s’il y en a autant, c’est parce que les blancs sont nuls. J’ai honte pour ce pays. Bientôt, il y aura onze blacks. Quand je vois certaines équipes de foot, ça me fait de la peine. » Georges Frêche l’avait dite trop tôt, celle-là : en 2006, au sortir d’une coupe du monde de football où l’équipe de France s’était qualifiée en finale contre tout attente, il était encore médiatiquement interdit de dire du mal de cette équipe, et plus encore d’écorner le mythe d’une équipe « black-blanc-beur » qui aurait fait miraculeusement disparaître le racisme de France (c’est vrai que Zidane ne se fait plus demander ses papiers à chaque coin de rue : les autres « beurs », en revanche, se font toujours harceler par les flics). À mon sens, là, il a dit une bêtise, non pas dans la mesure où ce serait une phrase raciste, mais plutôt dans la mesure où il considère qu’une équipe de football est censée être représentative du pays qui la finance : si tel était le cas, seul le capitaine de l’équipe toucherait plusieurs millions d’euros de salaire et tous les autres joueurs seraient payés au SMIC ! Mais bon, admettons (j’ai bien dit « admettons ») que l’équipe de France de football doit être (comme beaucoup de gens le pensent) un reflet de la société française. Déjà, Frêche n’a pas dit qu’il ne devrait pas y avoir du tout de « blacks » en équipe de France : il reconnait qu’il doit y en avoir un certain nombre. Dire qu’il y a plus de noirs, proportionnellement parlant, dans l’équipe de France qu’il y en a dans la société française, c’est énoncer une réalité ! Seulement, la France, habituellement si prompte à traiter ses citoyens issus de l’immigration comme des sous-citoyens et à tout faire pour empêcher que les immigrés ne s’intègrent à la société, fait soudain une exception pour ceux qui ont pour jouer au ballon un talent que les Français dits « de souche » n’ont pas : plutôt qu’une phrase raciste, je vois dans les propos de feu Georges Frêche une dénonciation de l’hypocrisie de la société française qui, avec son équipe de foot, donne au monde une image cosmopolite – alors que ce cosmopolitisme apparent n’est motivé que par la formation d’une équipe performante, c’est-à-dire rentable – tout en faisant tout son possible pour ne pas devenir cosmopolite elle-même. Frêche a donc dit la même chose que Berth quand celui-ci a représenté dans un dessin deux sans-papiers qui se déguisent en footballeurs pour que les policiers ne les embêtent plus… On est loin de ce que disait Le Pen au moment de l’euro 1996, quand même !

Le troisième « dérapage », survenu peu avant les dernières élections régionales, je n’ai pas envie d’épiloguer longtemps dessus, mais signalons-le tout de même pour mémoire : Frêche avait dit de Fabius qu’il avait « une tronche pas catholique » ; Martine Aubry, devenue entretemps chef du PS, exclut Frêche du parti pour montrer qu’elle est plus énergique que son prédécesseur (mais peut-on l’être moins ?) et pour éviter que les fabiusiens (contre lesquels elle n’a pas le courage de montrer les dents) ne se fâchent. Antisémite, ça ? Seule la judaïcité de l’ancien premier ministre a permis que l’on soutienne un tel argument : il aurait pu le dire impunément de tout autre ténor du PS si celui-ci n’avait pas eu d’origines juives ! Car, enfin, dire de quelqu’un qu’il a « une tronche pas catholique », ça ne veut pas dire qu’il a l’air de ne pas être un bon croyant, ça veut seulement dire qu’il n’a pas l’air digne de confiance (pas besoin d’être titulaire d’une chaire de linguistique pour savoir ça !), ce qui est on ne peut plus vrai concernant Laurent Fabius… Frêche n’avait même pas été insultant, il n’y a rien de grossier dans ses propos ! Vis-à-vis de Fabius, qui est tout de même un des hommes politiques les moins aimés de France, il aurait pu se permettre d’être autrement plus agressif ; il semble que les électeurs de Languedoc-Roussillon, qui avaient reconduit son mandat malgré la volonté affichée du PS de l’enterrer vivant, ne s’y fussent pas trompés.

Bref, vous l’avez compris, ce que la classe politique reprochait fondamentalement à Georges Frêche, c’était de dire franchement ce qu’il pensait – il est vrai qu’en politique, ce n’est pas très habituel… Si Frêche avait défendu des idées aussi nauséabondes que celles de Le Pen, Sarkozy, Vanneste, Hortefeux ou Morano, l’ostracisme dont il fut l’objet aurait été légitime, mais je viens de montrer qu’il n’y avait aucune raison pour dire que ce fût le cas. Libre à chacun de ne pas aimer son style, comme c’est le cas de l’ami Siné qui trouvait Frêche vulgaire, mais c’est une autre question et elle n’est pas aussi capitale. Amis de Lorraine, adissiatz (« au revoir » en occitan) !

P.S. : Il va de soi que quiconque estimerait que mes arguments ne tiennent pas debout est invité à se manifester.

One thought on “Une controverse plus très Frêche.

  1. Tout à fait d’accord avec toi pour les harkis, qui ne sont pas les moins virulents des soutiens du FN, et pour Fabius qui au demeurant est catholique. Par contre pour l’équipe de France, Frêche viole sciemment un des principes de la République qui veut que chacun accède aux responsabilités que lui permettent son talent, quand bien même il ne s’agit que de football.
    Quand aux dérapages, il faut bien avouer qu’ils sont de plus en plus contrôlés et servent de ballons d’essai dans l’opinion.

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