POULET DE PRESSE n°30

Graoulliennes, Graoulliens, amical bonjour de la pointe Bretagne ! Je ne sais pas si vous vous en rappelez, mais quand Ben Laden avait clamsé, je vous avais fait un « poulet de presse » spécial Ben Laden ; alors je me suis dit « pourquoi pas un spécial Steve Jobs » ? Voilà qui promettait d’être de loin plus intéressant car le fondateur d’Apple, n’étant pas un terroriste (quoique…), n’a pas pu faire l’objet que de blâmes post-mortem, contrairement à l’ex-leader d’Al-Qaïda…

Libération, n°9456 (7/10/2011) : Je dis « quoique » car, donnant exceptionnellement tort au grand Brassens qui chantait « les morts sont tous des braves types », la presse n’a pas manqué d’ajouter les réserves de rigueur à leurs hommages au fondateur d’Apple. Ainsi, Libération, le quotidien qui avait mis à sa « une » une pomme dont la feuille tombe, suggérant ainsi que le fruit pleurait, consacre deux articles au côté obscur de la force d’Apple, à savoir, d’une part, l’hégémonisme de l’entreprise, qui a tout prévu pour que ses clients soient prisonniers de la marque, et, d’autre part, le traitement inhumain que subissent les ouvriers chinois qui fabriquent les produits frappés de la célèbre pomme, directement exposés à toutes les émanations nocives des produits utilisés pour les joujoux high-tech que les snobs de chez nous s’arrachent – il parait que les Chinois sont les nouveaux maîtres du monde, pas tous, j’ai l’impression ! Ces ouvriers ont beau être chinois, ils ne doivent pas se sentir spécialement puissants… « Apple n’a depuis longtemps plus rien de cool », résume Nicolas Demorand. L’article consacré à Steve Jobs lui-même le dépeint d’ailleurs comme un « despote éclairé » qui se comportait « comme un connard » envers ses employés, selon le mot d’un de ses collaborateurs, était « tyrannique, colérique »… On a vu plus flatteur, comme oraison funèbre, non ? À croire que les internautes étaient déjà allés assez loin dans l’hommage élogieux, pouvant ainsi laisser à la presse écrite le champ libre pour nous dire la vérité sur le golden geek de Cupertino… À la décharge de ce triste sire, cependant, Libé m’a appris que sa première grande réalisation, le Macintosh, était mieux que ce à quoi je le réduisais, le premier ordinateur graphique du monde : c’était le premier ordinateur accessible à tous ! Pas à tous les budgets, puisqu’il coûtait 30 000 francs de l’époque au moment de son lancement, mais à tous les esprits : pour la première fois dans l’histoire de l’informatique, un néophyte qui n’avait jamais suivi de formation spécifique pouvait se servir d’un ordinateur sans avoir à apprendre des langages robotiques ! C’était bien résumé par le slogan de l’époque : « N’apprenez plus à devenir une machine, Apple vient d’inventer Macintosh ». Osons le dire : si Apple n’avait pas conçu le Macintosh, peut-être les ordinateurs seraient-ils toujours une affaire de spécialistes, et le Graoully, webzine créé par des gens sans compétence informatique particulière et qui n’avaient que des choses à dire, n’aurait peut-être pas existé. Steve Jobs, tu n’avais rien d’un ange, mais je te pardonne pour tes clients qui deviennent tes prisonniers : après tout, ce sont des victimes consentantes… Quoi ? Pour les ouvriers chinois aussi ? Non, ne m’en demande pas trop, quand même.       

Cliquez pour agrandir.

Télérama, n°3222 (15/10/2011) : Ah, Télérama ! Je n’avais plus ouvert ce magazine depuis le jour où j’avais réalisé que c’était un journal de curés ! De curés de gauche, peut-être, mais de curés quand même ; cela expliquerait qu’ils aient cru rendre hommage à Steve Jobs en l’appelant « l’iPape » qui serait disent-ils, « à l’origine d’une véritable religion ». Vous, je ne sais pas, mais moi, je ne prendrais pas ça comme un compliment ! Je considère en effet le mot « pape » comme une insulte à peu près équivalente à « assassin » ou « charlatan », au nom de tous les crimes perpétrés par les Papes au cours de l’Histoire et de tous les crédules que manipule encore à sa guise l’évêque de Rome. Steve Jobs, un assassin ? Vu ce que subissent les ouvriers chinois qui fabriquent ses produits et dont il s’est toujours soucié comme d’une guigne, certainement. Un charlatan vivant aux crochets de la crédulité publique ? Cela semble, a priori, plus compliqué à affirmer : toutes mes connaissances qui ont du matériel de chez Apple jugent que ces appareils ont apporté des améliorations à leur vie quotidienne – je ne suis pas complètement convaincu, mais par principe, je fais confiance à mes amis. S’il était charlatan, ce n’était pas du point de vue des objets qu’il concevait, mais plutôt du point de vue de l’image qu’il a donnée à son entreprise ; le fameux slogan « Think different » est déjà une escroquerie, comme le souligne Nicolas Delesalle : « Les choses se sont gâtées quand on s’est rendu compte qu’on était des milliers à penser différemment ». Il est à noter que l’article de ce monsieur, ironiquement intitulé « J’ai résisté à l’Apple » contre l’histoire d’un homme (lui-même ?) qui est resté fidèle à la marque tout en sachant parfaitement quels sont les méfaits de l’entreprise dans le monde : l’impact d’Apple sur l’environnement, la santé des ouvriers et l’autonomie des utilisateurs ne l’a pas empêché de foncer sur toutes les nouveautés de la boîte, tout en clamant son indignation. Un peu comme le bigot qui, tout en ayant été horrifié par les bûchers de l’inquisition, n’en continue pas moins d’aller prier devant le curé qui prêche l’amour le lendemain d’une chasse aux hérétiques… Tiens, voilà qui renforce la légitimité de la comparaison entre Jobs et le souverain pontife : deux criminels impunis régnant sur une masse de moutonniers…

M, le magazine du Monde, n°109 (15/10/2011) : Le magazine du Monde a pris le parti de souligner le paradoxe que représente l’émotion suscitée par la mort de Steve Jobs avec ce titre contradictoire, « mort d’une rock star », qui a vocation à souligner la disproportion entre la foultitude d’hommages qui lui ont été rendus et l’intérêt moral, très limité, de son personnage. Pourtant, rock-star, c’est un peu ce qu’il était, ou au moins show-man, tant il n’a eu de cesse, sa vie durant, que de se mettre en scène et d’être pour Apple, plus qu’un simple patron, une tête de gondole, notamment parce qu’il « n’a cessé de se présenter comme un éternel outsider et d’incarner l’anti-establishment, l’anticostard-cravate, l’anti-Bill Gates…alors même que la capitalisation boursière d’Apple avait déjà dépassé celle de Microsoft ». Steve Jobs ? Un « magicien » (le sociologue des médias Jean-Louis Missika, interviewé pour l’occasion, emploie le terme) non seulement dans le domaine de la haute technologie mais aussi dans celui de la communication, quoique peut-être pas plus qu’un Mick Jagger qui réussit à maintenir son image de rebelle tout en ayant été fait chevalier par la reine ; rien que pour ça, le titre de « rock star » va finalement assez bien à feu Jobs, d’autant que la comparaison avec le chanteur des Stones ne s’arrête pas là, Jobs ayant aussi en commun avec lui d’être « capable d’humilier ses employés en public, de les renvoyer brutalement, (…) aussi odieux que manichéen » et d’être « inaccessible » pour les journalistes ; Jobs était une sorte de V.R.P. qui vendait de la « cool attitude » à des clients fidélisés alors qu’il n’avait plus un échantillon sur lui depuis longtemps ! À sa décharge, son côté « rock-star » se manifeste aussi dans l’histoire de sa vie, success story commencée en partant de rien, faites de hauts et de bas et marquée par une longue traversée du désert ; parcours cahoteux dont il a évidemment usé comme un argument publicitaire supplémentaire (oh, la belle allitération !), ce que Missika résume ainsi : « il est très empathique et il est parvenu à transférer cette empathie sur la marque Apple elle-même ». Tout cela pour dire que le titre du magazine du Monde n’est paradoxal qu’en apparence : Steve Jobs, cabotin, égocentrique, rebelle de carton-pâte, avait bel et bien tous les défauts des vraies rock-stars…

Le Canard enchaîné, n°4746 (12/10/2011) : J’avais acheté le Canard parce que j’y avais remarqué un dessin du grand Cabu dont je voulais pour ma documentation personnelle : je m’intéresse beaucoup aux « avant-après », ces images qui donnent aux naïfs l’espoir d’une amélioration radicale de leur apparence physique. Pour illustrer l’affaire Mediator, le grand caricaturiste a réalisé un dessin en deux parties : première partie, une grosse vache, beauf femelle comme le meilleur caricaturiste de France après Mulatier sait si bien en faire, se voit gracieuse et légère dans un miroir concave « offert par Servier » ; deuxième partie, un cercueil « offert par Servier aussi » est posé dans le même sens que le miroir… Et Steve Jobs, dans tout ça ? J’y arrive : le gros dossier de ce numéro du Canard était le premier tour des primaires socialistes, qui avait eu lieu entretemps, mais un article en première page rend un hommage grinçant au fondateur d’Apple. Lisez plutôt ces extraits : « On ne peut plus dire « salaud de patron ». Jamais chef d’entreprise dans l’histoire du capitalisme n’a été à ce point salué, encensé, applaudi. À croire que certains journaux craignaient ne pas avoir la pub du nouvel iPhone dans leurs pages. » Voilà qui n’est pas très juste à l’égard des journaux cités plus haut, bien qu’ils aient, il est vrai, attendu la mort de Jobs pour nous informer sur lui… « On ne peut plus dire à ses enfants : « Si tu n’as pas de diplôme, t’es foutu. » De son propre aveu, s’il n’avait pas « laissé tomber [ses] études à l’Université », Jobs n’aurait sans doute pas créé Apple. » C’est malheureusement assez vrai : les gens qui réussissent dans la vie sans avoir le moindre diplôme sont assez rares dans les faits, mais c’est précisément leur rareté qui leur offre une couverture médiatique importante et les érige en exemples que très peu de gens peuvent suivre et que beaucoup de gens croient néanmoins devoir suivre… Vous me suivez ? Bon, terminons avec cet extrait qui confirment le peu d’intérêt moral que Jobs représentait réellement : « On ne peut plus être viré de sa boîte sans se dire « quelle chance ! ». « Mon départ forcé d’Apple fut salutaire. Le poids du succès fit place à la légèreté du débutant, à une vision moins assurée des choses. Une liberté grâce à laquelle je connus l’une des périodes les plus créatives de ma vie » a raconté le fondateur licencié de son entreprise avant d’y revenir comme sauveur. » Là, c’est vrai que c’était indécent : est-ce que les sidérurgistes de chez vous ont fait la fête quand le grand Capital, dans sa grande mansuétude, les a abandonnés ? Vous croyez que les ouvriers rennais de PSA, dans ma Bretagne, vont considérer la fermeture de leur usine comme une chance ? C’est facile, d’envisager un licenciement comme une opportunité quand on est pété de thunes ! Un cynisme épouvantable qui illustre bien le cynisme de l’entreprise Apple qui reconnait elle-même, dans son rapport annuel, la monstruosité des conditions de travail dans ses usines chinoises. Pourquoi ? Parce qu’elle sait que ça ne vous retiendra pas de vous fournir chez elle, bande de moutons !

CONCLUSION : Je parle rudement, mais si quelqu’un a besoin d’un des appareils conçus et vendus par Apple, on ne peut évidemment pas le lui reprocher ; c’est Steve Jobs lui-même, par son cynisme, ses manières de V.R.P. de luxe et ses aphorismes dans le style de « Les gens ne savent pas ce qu’ils veulent jusqu’à ce que vous le leur montriez » qui a brouillé les pistes en nous laissant croire que ces clients ne pouvaient être que des moutons suiveurs. Utilisez donc tous les bidules high-tech de chez Apple que vous voudrez, je ne vous jetterai pas la pierre, mais n’honorez pas au-delà du raisonnable la mémoire de Jobs, c’est lui faire beaucoup d’honneur. De mon côté, je ne crierai de joie que le jour où on aura inventé un ordinateur dont le clavier ne craint pas l’humidité : taper tout un article avec le clavier visuel, ça tient de l’héroïsme ! Allez, kenavo !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *