TOUSSE, HEIN ! ou : mes chers disparus…

Graoulliennes, Graoulliens, amical bonjour de la Bretagne ! Aujourd’hui, c’est la Toussaint : c’est à ce titre que j’ai décidé de vous parler de MES chers disparus ; j’entends par là les personnes publiques dont la mort m’a affecté. Je vous assure qu’elles sont assez rares ! Allez, à tout seigneur tout honneur…

François Mitterrand : Je n’avais que sept ans et demi, ce jour du 8 janvier 1996 où le vieux baron de la IVe République que Séguéla avait réussi à faire passer pour un homme providentiel a passé l’arme à gauche, plusieurs années après être passé à gauche. Tous les détails scabreux sur la vie de « Tonton », je ne les connaissais pas encore, à l’époque ! Bien sûr, on en parlait déjà beaucoup, mais j’étais trop jeune pour en avoir vraiment connaissance : tout ce que je voyais, à ce moment-là, c’est que l’homme qui était président de la République quand je suis né venait de mourir. Je crois que c’est Cavanna qui a eu l’occasion de dire que celui qui était président à notre naissance restera à jamais pour nous LE président, les successeurs ne pouvant être que des usurpateurs et les prédécesseurs ne pouvant appartenir qu’à la préhistoire, et ce, quelles que soient les opinions politiques que nous finissons par épouser, aussi défavorables puissent-elles être à l’égard de celui que nous reconnaissons comme étant LE président. Dans mon cas, c’était vrai quand j’avais sept ans, et ça l’est encore aujourd’hui, alors même que les connaissances que j’ai accumulées depuis m’ont amené à n’avoir quasiment aucune admiration particulière pour Mitterrand : j’ai beau savoir aujourd’hui qui il était, ce qu’il était, personne ne pourra vraiment le remplacer à mes yeux, et surtout pas le maire de Paris et le caniche de Balladur ! Une crapule ? Un socialiste de façade ? Une teigne ? Un monument d’orgueil et de traitrise ? Oui, mais MON président, celui pour lequel ma mère avait voté juste avant que je sois né (je suis né le 17 mai 1988).  Encore aujourd’hui, je suis un peu mal à l’aise quand il s’agit de dénoncer ses erreurs, ses contradictions, ses méfaits ; comme quoi la raison est loin d’être toute-puissante sur l’individu… Un grand homme, Mitterrand ? Je ne sais pas : plus grand homme (dans tous les sens du terme !) que notre Nabot-Léon actuel, c’est sûr. Il est certain qu’il aura marqué toute une génération, quoi qu’il en soit.

André Franquin : J’avais huit ans et demi quand, le 5 janvier 1997, le plus grand dessinateur de bande dessinée à avoir jamais vécu a quitté cette vallée de larmes, mettant un terme définitif au grand pessimisme qui l’habitait… Pour moi qui avais appris à lire avec Gaston Lagaffe et avec le Marsupilami, une perte irréparable ! Le seul bon point, c’est que l’on peut désormais dire de cet artiste de génie tout le bien qu’il est juste d’en dire : de son vivant, on hésitait à le faire, tant cet incurable modeste râlait chaque fois qu’on le complimentait pour son travail. On ne compte plus les auteurs de bande dessinée qu’il a directement ou indirectement influencés, parmi lesquels Gotlib qui a eu l’occasion de dire, dans un édito pour Fluide Glacial, que Franquin n’avait qu’à ne pas être aussi bon si les compliments et les honneurs le gênaient à ce point : une ironie grinçante qui rend bien compte du décalage incommensurable entre le talent fou de ce grand perfectionniste et son irrécupérable humilité. Personne ne pouvait lui dire autre chose qu’il était génial, et c’était la seule chose qu’il ne voulait pas entendre ; il avait coutume de balayer les compliments de cette phrase : « nous sommes tous des amateurs débutants »  ressortez-la chaque fois que vous voyez un médiocre qui se prend pour un génie, ça le calmera (peut-être). Intellectuellement parlant, c’était un grand pessimiste qui ne faisait pas confiance à l’être humain, ce qui ne l’empêchait pas, si l’on en croit Gotlib, d’avoir dans le privé autant d’humour qu’il était capable d’en déployer dans son œuvre et de se laisser régulièrement aller à de grands éclats de rire communicatifs. Voilà pourquoi ses fameuses « idées noires » ont su déchaîner des éclats de rire de toutes les couleurs – même si c’est la couleur jaune qui a dominé pour certains lecteurs. On a souvent eu tendance à considérer les « idées noires » comme LE chef-d’œuvre de Franquin, ce qui n’est pas faire preuve de justice vis-à-vis de tout le reste de son travail. Incontestablement, les « idées noires » furent son champ du cygne, sa dernière grande œuvre avant la grande raréfaction de ses planches, la synthèse de tous les engagements (antimilitarisme, pacifisme, écologie, anti-exclusion, anti-corruption…) effleurés dans les aventures de Spirou et celles de Gaston Lagaffe, le stade ultime de l’évolution de son trait magique… Mais ce privilège accordé aux « idées noires » s’explique par le fait que voir, durant les années 1970, le maître absolu de la bande dessinée franco-belge aborder frontalement des thèmes jusqu’alors relativement « tabous » dans la B.D. a contribué à décomplexer les suiveurs : c’est grâce à des gens tels que Franquin que le 9e art d’aujourd’hui parle sans détours des grands malheurs du monde d’aujourd’hui. Que dire d’autre, si ce n’est que Franquin fut le seul à avoir laissé sur la bande dessinée une empreinte susceptible d’occulter celle d’Hergé, le seul capable de rivaliser avec Uderzo et Giraud réunis en matière de virtuosité graphique, le seul capable de rivaliser avec Goscinny en matière d’humour ? Ce n’est pas Arleston, le Luc Besson de la BD, ni tous les gribouilleurs qui mettent des dessins sur leurs branlettes cérébrales qui vont lui faire de l’ombre…

Gébé : On a tendance à l’oublier, mais le Charlie hebdo moderne, sans égaler le Charlie hebdo historique, est longtemps resté valable comme journal satirique avant d’être définitivement ravagé par l’infâme Philippe Val : pendant douze ans, il eut comme directeur le génial Gébé (de son vrai nom Georges Blondeaux), sans doute le meilleur dessinateur, après le regretté Reiser, de l’équipe qui avait fondé l’hebdomadaire « bête et méchant » en 1969. Il avait au moins douze styles graphiques différents ! Disposant d’une formation d’architecte, c’était une tête, un cérébral, capable d’écrire des histoires d’une implacable logique, d’un humour imperturbable et aussi d’engager une véritable réflexion politique poussée et cohérente, la plus belle illustration restant « L’an 01 » qui, partant du constat que la société moderne se résume à faire perdre aux gens huit heures par jour pour construire des objets qui pourrissent l’environnement, préconise de faire un « pas de côté », c’est-à-dire de tout arrêter pour réfléchir, sans rien casser : la révolution de velours, quoi… Un talent fou et une intelligence remarquable qui en fit un pilier non seulement de Hara-kiri (dont il fut rédacteur en chef pendant quinze ans, depuis le désistement de Cavanna jusqu’à la disparition du mensuel) et de Charlie hebdo mais aussi de Pilote période Goscinny. Un de ses personnages fétiches, Berck, est surnommé « l’ogre universel » : voilà qui allait plutôt bien à Gébé lui-même, ce gaillard dont l’humour semblait prêt à avaler le monde enter d’une seule bouchée et qui avait, selon Cavanna, « une gueule sculptée au couteau plein chêne, un rire qui la fend en deux, trente-six mille grandes dents blanches ». Le 5 avril 2004, comme Coluche selon Renaud, il nous a laissé « avec les chiens, avec les méchants, les crétins, sous un soleil qui brille moins fort et moins loin ».

Jacques Villeret : Je n’oublierai jamais ça ! Le 28 janvier 2005, j’étais en pleine visite (forcée) du salon Azimut, la grande foire brestoise à l’orientation. Le Télégramme de Brest du jour était mis à la disposition des visiteurs, j’en ai donc pris un, pour une fois que je n’avais pas, pour lire ce torchon, à payer l’argent qu’il ne mérite pas… Et j’apprends la nouvelle ! Un choc ! Personne ne s’y attendait : il allait avoir 54 ans et, la même année, quatre long-métrages (Iznogoud, L’antidote, Les âmes grises, Les parrains) avec lui sont sortis… Moi qui vais peu au cinéma, pour que la mort d’un comédien m’affecte, il faut donc non seulement que j’aie vu au moins un de ses films et que sa présence à l’écran m’ait marqué ! C’est donc vous dire si, dans ce cas-là… Pour moi, Villeret, comme, paradoxalement, pour beaucoup de gens de ma génération, c’était bien sûr « la denrée » dans La soupe aux choux, mais c’était aussi Le dîner de cons. Dans les deux cas, son personnage de petit bonhomme naïf, de victime facile, m’avait fasciné ! Je l’ai parfois rapproché de Porky Pig, le petit cochon des cartoons de la Warner, avec lequel il avait en commun la rondeur, la naïveté, et une apparente faiblesse qui cache une capacité à se montrer plus malin qu’il en a l’air. On dira ce qu’on voudra de ses films, mais à chaque fois, il accomplissait un vrai travail d’humoriste à part entière. Encore aujourd’hui, j’ai un peu de mal à réaliser qu’il n’est plus de ce monde. À propos, savez-vous que Patrice Leconte avait refusé de réaliser L’enquête corse parce qu’il considérait qu’un film avec pour héros Jack Palmer, le détective pas doué de Pétillon, ne pouvait être tourné qu’avec Villeret dans le rôle principal ? Manque de pot, Villeret venait de mourir quand on a proposé le film à Leconte. Résultat : on a eu le droit à un énième navet avec Christian Clavier… Ah, la mort de Villeret laisse vraiment un vide !

Paul Ricoeur : C’est le 20 mai 2005, donc pour moi en pleine année du baccalauréat, l’année où je venais tout juste de découvrir la philosophie, qu’est survenue la mort d’un vrai grand penseur. Je venais de découvrir ses écrits, notamment ceux qui ont trait à l’écriture de l’histoire : raconter, c’est expliquer, et si l’homme est à ce point porté à se raconter, c’est justement pour se connaître lui-même. L’action telle qu’elle est menée se présente comme un récit en puissance, lequel récit constitue la synthèse d’éléments disparates – c’est ainsi que narrativité et temporalité se constituent et s’épaulent mutuellement – et dans l’acte de lecture, le lecteur s’approprie le récit et enrichit par ce biais la compréhension qu’il a de lui-même : c’est ainsi que tout récit nourrit et structure l’identité narrative de chacun d’entre nous. Cela est vrai concernant le récit fictionnel, même s’il est vrai que c’est pour le récit historique, en tant qu’il se représente comme transposition fidèle de faits dont l’authenticité n’est pas douteuse, et en tant que la collectivité l’utilise pour la construction d’une identité commune, que la chose est plus sensible. Cette idée ne signifie pas que le récit historique doive être mis sur le même plan que le récit fictionnel, mais qu’il est tout autant le résultat d’une construction et d’une réception que ce dernier. C’est clair, non ? Voilà ce que j’avais retenu de Ricoeur après mon passage en Terminale. J’ai retrouvé Ricœur lors de la rédaction de mon mémoire de Master 2, La chute comme philosophème. Tiens, je vais vous citer le passage où je m’appuie sur le premier tome de son essai Finitude et culpabilité, intitulé L’homme faillible et paru en 1960 :

« Cette objection aura permis de désigner précisément ce qui rend la liberté du sujet formidable pour ce dernier : il s’agit moins de la mauvaise volonté que du risque de se tromper. Ce risque d’erreur, corollaire de l’indétermination fondamentale et de la finitude du sujet, a pris le nom de faillibilité chez Paul Ricœur, que ce dernier met au cœur des représentations de l’homme fautif, dont le « mythe adamique » fait partie, qu’il analyse dans Finitude et culpabilité. Le concept de faillibilité ne doit surtout pas être confondu avec celui de peccabilité. (…) Ricœur ouvre Finitude et culpabilité en refusant de mettre directement en accusation la liberté de l’homme ; de fait, phénoménologiquement parlant, même si le sujet la perçoit comme monstrueuse, dans l’absolu, elle n’est pas néfaste pour elle-même : « Il est très possible en effet que l’homme ne soit pas l’origine radicale du mal, qu’il ne soit pas le méchant absolu  mais même si le mal était contemporain de l’origine radicale des choses, il resterait que seule la manière dont il affecte l’existence humaine le rend manifeste. (…) L’humanité de l’homme est, en toute hypothèse l’espace de manifestation du mal. » (p.14) Il y a une différence importante entre être l’origine radicale du mal et en être l’espace de manifestation : le récit biblique a l’intérêt de faire apparaître le péché comme relevant d’une décision que rien ne prédestinait à être prise à part l’intervention du libre arbitre de l’homme. Si ce libre arbitre, manifestation de la liberté comprise comme indétermination du sujet humain, était l’origine radicale du mal, alors la liberté donnerait naissance au mal du fait de sa nature propre et ne mériterait pas son nom ; la liberté comprise comme origine radicale du mal est une contradiction dans les termes. La condition de sujet libre et indéterminé qui est celle de l’homme ouvre la possibilité de mal agir, ce qui fait de cette condition l’espace de manifestation du mal, qui reste à l’état de potentialité ; il est tentant de se croire souillé d’un péché uniquement à cause de cette possibilité jamais résorbée de faire le mal, mais alors ce n’est pas la peccabilité mais bien la faillibilité. À la décharge du sujet, il faut cependant souligner qu’un des sens de la faillibilité définie par Ricœur est celui du pouvoir de faillir au sens positif du mot « pouvoir » : cette acception positive de la faillibilité ne suppose pas a priori la réalité du mal qui reste une possibilité, mais cette possibilité est envisagée comme une authentique potentialité du sujet humain, dont l’existence seule est cependant suffisamment scandaleuse pour une approche exclusivement éthique du sujet par lui-même. »

C’est clair, non ? De toute façon, si ça ne l’est pas, vous comprenez pourquoi la mort de Ricœur m’a affecté : c’est parce que c’est un vieux compagnon de route de l’étudiant que je suis.

Aimé Césaire : 95 ans ! Quelle santé ! Il n’empêche qu’étant donné l’âge qu’avait déjà celui que les hommes politiques de métropole considéraient (à juste titre) comme un vieux sage, c’est sans grande surprise que nous avons appris sa mort, survenue le 17 avril 2008. Un de ses derniers livres, un recueil d’entretiens avec Françoise Vergès, paru en 2005, s’intitulait Nègre je suis, nègre je resterai : rien que pour ça, étant donné avec quelle ténacité il avait revendiqué, toute sa vie durant, l’identité de « nègre », je m’étonne que le terme ait pu être considéré comme dépréciatif voire raciste alors qu’il n’est que la transposition française du latin niger qui veut dire « noir ». Toute son œuvre littéraire et toute sa carrière politique peuvent d’ailleurs être résumées à l’effort de rendre sa dignité à une identité qui a été niée, bafouée et humiliée pendant des siècles. Le combat est loin d’être gagné et j’ai même eu la sensation, le jour de sa mort, qu’avec l’équipe Sarkozy au pouvoir, il fallait repartir à zéro pour faire reconnaître que le système colonial était intrinsèquement pourri et que l’homme noir était entré dans l’histoire…

« Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ! Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ! / Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé / pour ceux qui n’ont jamais rien exploré /pour ceux qui n’ont jamais rien dompté. »

Pour en lire plus, reportez-vous à son fameux Cahier d’un retour au pays natal (1947) : en tant que poète, Césaire confirmait ce que disait Camus, à savoir qu’il y a dans l’homme plus de choses à respecter qu’à mépriser…

Quand je vous disais qu’il y a peu de personnes publiques dont la mort m’a affecté : six seulement ! Mais j’en ai, des choses à dire, sur chacun d’eux… Allez, kenavo !

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