On ne pense pas assez à Sisyphe

 

 » Vouloir c’est susciter les paradoxes »

Albert Camus

 

Je sais, j’avais dit que la chronique immondaine était vieillotte et que je gâchais mon talent à me rouler dans la philosophie de comptoir. Mais Nietzsche qui est un peu plus malin que moi savait déjà que l’Histoire est cyclique et que l’éternel retour revient éternellement, sinon il usurperait son appellation aussi éhontément que l’union pour un mouvement populaire. Bref à moins que le patron ne me trouve deux noms de rubriques pour résoudre cet insoluble problème de personnalité pseudo-littéraire, on n’est pas sorti de l’auberge.

Re-bref, une question me taraude, me turlupine, me préoccupe, m’escagasse et m’empêche de dormir aux heures de travail. Je me demande bien si quelqu’un d’autre se pose cette question, où si mon coeur est le seul à battre des marches funèbres comme un tambour voilé, comme disait Baudelaire dans « le Guignon », poème consacré à l’objet de mon souci. En un mot comme en cent, je me demande qui pense à Sisyphe de temps en temps. Pas vraiment au héros d’Albert Camus, mais au Sisyphe mythologique, au bonhomme qui a été condamné à rouler son rocher éternellement, et à le voir rouler le long du flanc de la colline, et à le remonter, et ainsi de suite dans une série encore plus longue que les Feux de l’Amour.

Si mes calculs sont bons, l’éternité n’est pas encore près de la fin. Et pendant qu’on vaque à nos occupations privées et professionelles, pendant qu’on se remplit la panse d’OGM, pendant qu’on lit des livres plus ou moins captivants, pendant qu’on prépare la chorégraphie de sa parade nuptiale printanière, il y a un pauvre con qui roule sa caillasse sans discontinuer, et le pire c’est qu’on ne sait même pas précisément pourquoi. Notre ami traînait une réputation d’homme dégourdi, avec toutefois une légère tendance au larcin crapuleux et au meurtre, mais la tolérance zéro n’était pas encore de mise en ces temps obscurs, et découper son contemporain pour de basses raisons de prestige n’était pas aussi mal vu que de nos jours. En plus il avait de mauvaises fréquentations comme Antilycos, qui volait encore plus que Chirac et Madoff réunis.

Sisyphe a fait bien pire. Il a réussi tromper la vigilance de Thanatos et d’Hadès, en d’autres termes il a trompé la mort, et fut condamné par les dieux au châtiment que l’on sait, pour lui apprendre à se moquer de la hiérarchie. Il y a plusieurs niveaux de lectures à cette légende qui tournent tous autour du thème de l’absurdité, du travail, de la vie, ou du fait que les cailloux sont plus durs à pousser dans les montées que dans les descentes. On peut aussi penser, si l’on rapproche le mythe de Sisyphe de celui de Prométhée (qui a volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes), que la naissance de l’espèce ou de l’individu est un accident, et que maintenant qu’on est au monde, il faut y aller gaiement, ou pour le formuler comme Camus, il faut imaginer Sisyphe heureux. Mais ça, tout le monde le sait, et ce n’est pas l’objet de mon trouble.

Ce que je veux vraiment savoir, c’est si quelqu’un, au hasard d’une distraction quelconque, pense que quelqu’un d’autre quelque part, au moment où j’écris ces lignes et où quelqu’un d’autre les lit, pousse un rocher plus dur à hisser en haut d’un promontoire géologique que le FC Metz en Ligue 1 (ou que quelqu’un se fait becqueter le foie sans fin, dans un cadre promethéen, car l’Olympe n’a  jamais manqué de créativité pour les supplices longue durée). Et une fois qu’on y a pensé, est-ce qu’on peut encore penser à autre chose? Qui se demande sous quelle épaisseur de vase patauge Farinata Delli Uberti dans le Vème cercle de l’Enfer de Dante? Et qui se préoccupe des milliers de condamnés à l’enfer chrétien dont se moque Rimbaud dans son châtiment de Tartufe?

Résumons: nous sommes tous des Sisyphes potentiels, mais Sisyphe est-il vraiment tout seul? Pendant la courte période qui nous est allouée sur Terre, passe t-on plus de temps à comparer le volume de son rocher  à celui de son voisin, et si on a la chance de pouvoir trimballer son morceau de minéral dans la poche de son pantalon, peut-on se satisfaire de faire des aller-retour à flanc de coteau en regardant nos congénères plus infortunés trimer avec l’équivalent des Vosges sur le dos sans broncher?

Albert Camus, que d’aucuns ont voulu pousser au Panthéon en défendant des idées exactement contraires aux siennes, avait aussi résumé dans « la Chute » ce qu’il advient de ceux qui pratiquent l’individualisme à mauvaise escient et qui dans le mythe de Sisyphe ne retiennent que l’ascension.

Finissons-en en complétant la célèbre citation camusienne, en affirmant qu’il faut imaginer Sisyphe heureux, ami de son rocher, mais il faut aussi imaginer que de temps à autre, son fardeau peut se faire plus léger par la grâce de l’amitié ou de la simple solidarité.

 

 

 

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