Petite histoire de la faim d’autrui

 

« Le sujet matériel de la gastronomie est tout ce qui peut être mangé »

Anthelme Brillat Savarin

 

 

Il passe parfois de drôles de choses par la tête de l’Homme, et il en passe souvent de bien pires par son ventre. Il ne sera pas question dans cet article de parler d’agriculture industrielle, de fast-food ou d’organismes génétiquement modifiés, et je n’ai aucun secret minceur à vous vendre pour que vous vous exhibiez sur les plages ou dans l’alcôve de vos futures conquêtes estivales. En revanche, il sera bien question du ventre, trop souvent méprisé par les tenants de l’esprit qui commande la chair.

Pour briller dans les soirées mondaines, sachez que la tendance en matière de fait divers cet été n’est plus à l’ infortuné marmot abandonné à l’arrière d’une voiture sous un soleil de plomb par des parents étourdis, mais au cannibalisme. Aux Etats-Unis, au Brésil, au Japon, en France, on recense de plus en plus d’avatars d’Hannibal Lecter et de Charles Manson qui délaissent le barbecue de saison au profit de la chair humaine. On peut bien sûr trouver horrible de se repaître de son contemporain, mais il faut admettre que le fait n’est pas si étonnant qu’il en a l’air, et qu’on peut même en tirer une leçon .

Le cannibalisme remonte en effet à la plus haute Antiquité: Cronos, le premier des Titans et le patriarche de la majeure partie du panthéon grec, mangeait déjà ses enfants pour tenter de faire mentir la prophétie qui voulait que sa couvée le tuerait. Pourquoi les a t-il mangés, plutôt que de les planter dans le jardin ou de les conserver au congélateur, comme il est coutumier de le faire de nos jours, je l’ignore, reste qu’il devait quand même y trouver un petit goût de reviens-y, puisqu’il n’a jamais varié dans sa tentative d’appliquer les théories malthusiennes.

Aujourd’hui, la majeure partie des anthropologues et des biologistes (au premier rang desquels Stephen Jay Gould) s’accorde à penser que le cannibalisme, quelle que soit l’espèce qui le pratique, serait une modalité de la sélection naturelle, et que l’individu doit y trouver un avantage évolutif pour qu’il perdure depuis la nuit des temps. Bien qu’il soit difficile d’appliquer le raisonnement à notre espèce de plus en plus urbaine et qui ne chasse qu’au supermarché, il est toujours utile de se poser la question. Comment passe t-on de William Saurin à son voisin de palier, et comment le faire avec le même appétit?

La linguistique peut être d’un précieux secours pour comprendre cette problématique: le vocabulaire regorge de métaphores sur la faim et la soif pour exprimer un désir ardent. Ainsi le cannibalisme pourrait être regardé comme le stade ultime de la consommation. Et le terme consommation peut être lu de deux façons: la première renvoie à la consommation de type capitaliste, effrénée et devant être immédiatement assouvie, qui nie l’individu et son humanité en le ravalant au rang d’un produit quelconque destiné à un usage unique, sitôt avalé, sitôt digéré, sitôt oublié. La deuxième lecture renvoie à l’étymologie du mot consommer (le latin consummare, faire la somme) qui a longtemps signifié accomplir, acter, réaliser, comme dans « consommer un mariage ».

Dans cette hypothèse, le cannibalisme pourrait signifier mettre un terme définitif à une relation, ou pérénniser un rapport de possession de façon plus définitive que ce que l’on nomme à  l’acte de chair, mais qui met bien moins de chair en jeu que le sujet du jour. La politesse et l’art ne sont d’ailleurs pas exclus de cette façon de consommer une union: nombre d’anthropophages tiennent à y mettre les formes, avec un petit cérémonial qui n’exclut pas toujours le consentement du mangé, et parfois même une pointe de raffinement gastronomique. Il est même probable que ce supplément d’âme dans la cruauté aide à surmonter le tabou lié à l’ingestion de chair humaine.

Deuxième piste qu’il faudrait explorer: la recherche est de plus en plus convaincue que le ventre, et plus précisément le système digestif, serait notre « deuxième cerveau » ( le mot est du professeur d’anatomie et de biologie cellulaire de l’université de Columbia, Michael Gershon). Le ventre abrite 200 millions de neurones et produit la plus grande partie de la sérotonine, le neuromédiateur qui régule notamment l’humeur, l’appétit et le sommeil.  Et les neurologues s’aperçoivent que l’on a trop longtemps méprisé la tripe au profit de la matière grise. L’impact de cette découverte laisse supposer que notre alimentation et notre digestion ne sont pas pour rien dans nos prises de décisions et dans nos réactions.

Dès lors, il est permis de penser que le problème du cannibale ne se situe pas forcément ou pas uniquement dans sa tête, et que sa diète pourrait fournir des pistes pour comprendre comment le citoyen au-dessus de tout soupçon se mue soudainement (ou progressivement?) en ripailleur sans discernement. En revanche, je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi les anthropophages qui tiennent le haut du pavé sont tous des hommes, et si ce symptome est conjoncturel ou s’il a toujours prévalu. Faut-il y voir une résurgence de la chasse préhistorique réservée aux mâles, ou une séquelle de notre monde de l’apparence qui assigne les femmes au régime perpétuel?

Je vous laisse y réfléchir, il est bientôt midi, mon deuxième cerveau commence à grogner, et il faut que j’aille chasser un passant dans la rue.

 

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