Les cafards

Il lui restait encore quelques minutes avant d’entrer en piste. Il venait juste de finir de se maquiller, et il était bien déterminé à quitter le cirque après sa représentation. Assis face au miroir, il se prit la tête entre les mains et sa perruque lui chatouilla les doigts. Son nez rouge se détacha et glissa sous son fauteuil. Il se retint de pleurer pour ne pas faire couler son maquillage, puis se reprit en pensant que dans quelques heures, ce serait la quille.

La plupart des gens, quand ils traversent un épisode de tristesse ou de lassitude, disent qu’ils ont le cafard. Chacun a ainsi son petit cafard particulier, qui grignote un bout de vie de plus ou moins grande dimension et qui s’enfuit avec son butin dans sa cachette, jusqu’à la prochaine fringale. La mort est une dresseuse de blattes.

Quant à lui, il avait non pas un cafard mais toute une colonie qui se répandait dans son cerveau comme dans une cuisine trop longtemps négligée. Ces insectes aiment l’obscurité et sont particulièrement difficiles à exterminer, or il y avait beau temps qu’il faisait une nuit arctique en lui. La troupe de cancrelats répondait aux ordres d’une femelle deux fois plus volumineuse que ses congénères. Elle avait la particularité de distribuer ses instructions avec la voix de Paul McCartney, ce qui était singulièrement agaçant.

Il était temps de rejoindre le chapiteau central et de faire son numéro. Pendant qu’il avançait vers le centre de la piste, les cafards se regroupèrent en cercle autour de leur mère supérieure, qui commença d’exécuter des acrobaties et des tours de jonglerie en ricanant. Elle s’était même maquillée comme lui. Il enchaîna les gags et fit son job de clown avec le plus grand professionnalisme possible. Il pensa que c’est quand même un comble de faire preuve de sérieux quand on est un clown. Il était même le meilleur d’entre les clowns, et pendant que petits et grands autour de la piste riaient aux éclats, comme les cafards dans sa tête, il pensa qu’il était fort peu probable que la postérité retienne le clown maudit, celui qui dépensait son talent et son énergie sans compter pour amuser les autres alors que lui-même ne nourrissait que de sombres desseins. Mais les gosses avaient l’air content, c’était une bonne dernière, et c’était le principal.

Sa performance terminée, il sortit de la piste en dansant et une fois hors de portée du public, il repris son pas traînant et jeta son nez rouge et son chapeau pointu. Il ne répondit même pas aux congratulations de ses collègues contorsionnistes qui l’applaudissaient, la tête entre les jambes.

Avant de regagner sa roulotte pour prendre ses affaires, il se dirigea vers celle de son frère. Celui-ci était le dresseur de fauves du cirque. C’était lui l’artiste le plus prestigieux de la troupe. Un petit connard prétentieux issu du même utérus, mais avec plus de chance dans son panier. C’était lui qui avait la plus grande roulotte, lui qui était le mieux payé, lui qui avait le plus de succès avec les femmes, avec son beau costume rouge cintré et ses mains gantées. Évidemment, c’était plus facile de draguer dans ces conditions qu’avec un pantalon bouffant et des chaussures pointure 58. En plus, ce crétin détestait les animaux.

Les cafards quittèrent leurs places dans le public et se mirent à grouiller sans rime ni raison le long de ses synapses. Il n’en avait jamais voulu à son frère d’être toujours le meilleur dans tous les domaines, il en tirait même un certaine fierté par procuration malgré leurs relations pour le moins tendues. Il voulait l’aviser de son départ. Il entra dans la roulotte, et son frère le pria avec un air hautain de ne pas troubler sa concentration. Alors qu’il allait faire volte-face et s’en aller, le sang lui monta à la tête. Il se saisit du dresseur et lui asséna une volée de coups de poings qui le laissèrent inconscient et le visage tuméfié. Il l’attacha à une chaise, puis s’empara de son élégant costume et du fouet. Les cafards rugissaient, ouvraient en grand leurs appareils buccaux et commencèrent de s’entredévorer.

Pour la seconde fois de la soirée, il fit son entrée sur la piste. Il ressemblait suffisamment à son frère pour que tout le monde n’y vit que du feu, et il avait observé son tour tant de fois qu’il était sûr de pouvoir faire au moins aussi bien. Ce soir le vent de la gloire allait changer de sens. La musique qui l’accompagnait, à des années-lumières de ses pitreries habituelles, lui procura un vif sentiment de toute-puissance. Il bomba le torse et s’introduit dans la cage où les lions et les tigres l’attendaient.  Au premier claquement de fouet, un tigre splendide se hissa sur un socle fait de la moitié d’un tonneau. Il observa le félin, fasciné par la puissance qu’il dégageait. Le gros chat rayé retroussait son museau et laissa voir ses crocs, puis il se dressa sur ses pattes arrière. Les cafards suivirent le mouvement et se tenaient par deux pour assurer un équilibre précaire.

Il tenta un deuxième claquement de fouet, mais avant que la lanière de cuir n’eut le temps de toucher le sol, le tigre lui flanqua un bon coup de patte à la base du cou, le rejetant à quelques mètres de là. Tout au long de sa chute, il eut le temps d’apprécier le cri d’effroi unanime du public. Une fois au sol, il contempla en souriant la fontaine que formait le sang giclant de sa jugulaire. Les félins se mirent à fondre sur lui, sous le regard impuissant des spectateurs et des artistes. Il entendit des coups de feu, et des hurlements terrifiés émanant de l’assistance, tout autour de l’arène.

Enfin, il avait eu son rôle tragique, celui qu’on donne à tous les amuseurs qui veulent prendre de la consistance et une crédibilité artistique, celui qui fera qu’enfin, il sera pris au sérieux. Comme un cafard, il avait fait sa mue. Son dernier rôle, le plus beau. Impossible de revenir à la comédie après ça.

Les cafards étaient repus et gonflés comme après un festin royal. La matriarche battit le rappel des troupes, et il put enfin recouvrer l’espace vierge de sa conscience satisfaite. Avant de fermer les yeux et de rendre son dernier souffle, il pensa que définitivement, les cafards survivront aux hommes. Et que c’était très bien comme ça.

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