Mais il est où, le professeur Blequin ?

03-02-Le Tout-triste

Ce matin-là, par réflexe de bon élève il se leva à l’heure habituelle, celle qu’il avait choisie pour avoir le temps dans la journée de travailler sa thèse. Mais depuis hier déjà, ses levers ne ressemblaient plus à ce qu’ils avaient été : il ouvrait l’œil épouvanté de découvrir que donc, ce n’était pas un cauchemar. Il aurait encore préféré ne jamais se réveiller, tel un condamné à mort qui devait encore attendre des mois avant que son calvaire prenne fin. Comment le soleil, ce traître, pouvait-il se permettre de briller un jour pareil ? Il avait chaud à la peau mais froid au cœur. Il aurait aimé pouvoir se blottir contre une personne forte et puissante, se réchauffer à son contact, verser ses larmes sur son sein consolateur… Mais hélas, il avait déjà tant pleuré dans son enfance et son adolescence, il n’y arrivait même plus et, de toute façon, il était lui-même devenu un homme grand, fort et intellectuellement brillant : ses amis s’imaginaient qu’il était aussi fort moralement, mais au fond de lui, il était resté un petit enfant, le temps s’était arrêté le jour de ses six ans. Il tremblait rien qu’à l’idée de se retrouver seul et sans armes dans un monde hostile…

Il lui aurait suffi qu’on le rassure, qu’on lui dise que le pire n’allait pas se produire dans trois ans, mais nul ne semblait disposé à le faire ; plus il scrutait le web en quête d’une possibilité de relativiser, plus il s’enfonçait dans l’angoisse et le désespoir. Il était encore jeune et ne voulait pas mourir, il ne voulait pas devoir prendre le risque de se sacrifier pour ses idées, il ne voulait pas non plus vivre enchaîné ou exilé : ce pays, il l’aimait malgré tout, pas par fierté déplacée d’y être né mais simplement par attachement endémique et, somme tout logique, envers les horizons où il avait tous ses repères : s’il n’y a pas de quoi en faire une idéologie, il y a de quoi justifier, sinon un attachement, du moins une réticence à l’idée de partir pour l’inconnu . Tout ce qu’il voulait, c’était rester ici et y vivre librement, pouvoir y exercer librement ses passons, même s’il est vrai que cette catastrophe lui coupait tout élan créatif… Et puis pourquoi se décarcasser pour ce pays ingrat ? Ce qui se passait, il en connaissait les causes profondes, mais il ne parvenait pas pour autant à l’admettre : le nom de ce parti maudit était pour lui synonyme de « criminel » et c’était pour lui un donné intangible, surtout pas une invitation au débat. Il était trop intelligent pour se mettre dans la peau de tous ces pauvre types qui étaient autant à blâmer qu’à plaindre…

Il avait toujours eu de la chance dans la vie, n’avait jamais vraiment connu de durs revers à part un deuil prématuré l’année dernière, il était presque privilégié : ça ne l’a jamais empêché de souffrir moralement au temps où, écolier puis collégien, il se faisait continuellement harceler par ses camarades qui ne supportaient pas sa différence et voyaient d’un mauvais œil tout ce qui pouvait ressembler à un premier de classe… Maintenant qu’il était débarrassé de ça, une autre chape de plomb le menaçait, il se voyait déjà vivre dans une gigantesque prison à ciel ouvert, avec l’obligation vitale de se cacher pour ne pas être fusillé en place publique ; quand il se confiait là-dessus, on lui répondait que ce dont il avait si peur ne changerait rien : l’homme occidental, cet enfant gâté qui est devenu aveugle, avait manifestement oublié la chance qu’il avait de ne pas vivre constamment surveillé et de vivre en permanence dans la peur d’être incarcéré, torturé ou liquidé suite à un simple soupçon… Et lui, il ne savait que faire à part espérer que l’Histoire ne se répéterait pas… Il n’en était plus à rêver que le monde change : au contraire, il voulait même éviter qu’il ne change…en pire. On ne peut pas dire qu’il était exigeant, quand même ! Il n’empêche qu’il vivait désormais avec un couteau au cœur ; non, même pas un couteau, un stalactite de glace ! Pour une fois, il aurait pardonné au gouvernement la pire des magouilles si elle pouvait empêcher le pire de se produire : ils pouvaient truquer les élections, mêler l’hideuse leadeuse à une sale affaire voire la faire assassiner, il aurait tout accepté, tout sauf de devoir vivre en cage. Bref, il souffrait. C’est tout, il souffrait. Il en voulait aux responsables de sa souffrance, en dépit de leurs circonstances atténuantes. Il ne se sentait pas l’âme d’un héros ou d’un résistant, il n’était plus qu’un petit jeune homme malheureux qui avait besoin d’affection, de tendresse, de mots réconfortants… Maman !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *