Ode au lendemain de cuite

Gueule-de-bois-remedes

Il faut bien l’admettre, il y a des jours qui sont plus durs que d’autres. Par exemple, quand au petit matin on sort d’un débit de boissons nocturne pour regagner son doux foyer. Bien que la lucidité de l’honnête oiseau de nuit soit passablement entamée par les abus divers, il sait par expérience que l’épreuve ne fait que commencer et que son corps va lui faire payer le lourd tribut des années qui passent. Mais là tout de suite, l’homme ivre s’en fout. Sous le regard mi-amusé mi-inquiet des promeneurs matutinaux, il mobilise ses réserves de concentration sur le bord du trottoir afin de tenter d’observer une trajectoire rectiligne. L’homme ivre n’est pas complètement con. Il en connaît d’autres, des hommes ivres, et il sait très bien qu’il est absolument vain d’espérer garder une contenance dans ces circonstances. Il est instruit du fait que l’axiome d’Euclide ne s’applique pas aux gens de son espèce, et il se demande brièvement pourquoi il essaie quand même d’y croire.

Le soleil est levé depuis deux bonnes heures quand l’homme ivre regagne son logis non sans avoir livré une féroce bataille contre son trousseau de clés. Le trousseau de clé, à l’instar du cintre, est un loup pour l’homme. Non seulement toutes les clés se ressemblent, mais en plus elles refusent catégoriquement d’entrer dans la serrure et d’autoriser l’accès au lit primordial. Quand enfin, on pense avoir trouvé le sésame , c’est la serrure qui refuse de tourner. Après cinq minutes de lutte acharnée, l’homme ivre se décourage. Il se love sur le palier en position foetale. Il a froid, il a faim, et il a un peu envie de pleurer. Il lève encore une fois le bras en vain, il brandit sa clé dans une dernière tentative desespérée d’entrer chez lui, mais la serrure est définitivement trop haute, et il ne parvient qu’à faire de pathétiques entailles dans le bois de la porte avec sa clé impuissante. C’est alors que surgit le voisin, qui fait remarquer à l’homme ivre qu’en fait il habite à l’étage supérieur. Bon sang mais c’est bien sûr. C’est pour ça que l’homme ivre avait trouvé le paillasson plus petit et plus rugueux que d’habitude. Car le voisin, à l’instar du cintre et du trousseau de clé, est un loup pour l’homme doublé d’un pingre qui achète des paillassons bas de gamme sans souci de l’inconfort de l’homme ivre de passage.

Enfin, la porte s’ouvre et l’homme ivre reprend possession de son royaume. L’appartement est plein de pièges. Non seulement ses chats affamés lui passent entre les jambes pour tenter de le faire choir et pour se délecter de sa dépouille, mais le coin de porte et le pied de lit s’y entendent aussi pour agresser le petit orteil de l’homme ivre. L’homme ivre verse des croquettes à ses greffiers, inspecte le contenu de son frigo et y trouve une carotte oubliée là comme si elle avait été déposée exprès par la fée de la gueule de bois. Mais il ne baisse pas sa garde: des années de pratique de sa passion lui ont enseigné que pour se prémunir de cette fameuse gueule de bois, il était sage de boire un litre d’eau avant d’aller se coucher. Comme il a horreur de boire de l’eau, des années de pratique lui furent nécessaires pour s’apercevoir que le thé pouvait remplir le même office. L’homme ivre met donc de l’eau à chauffer, grignote sa carotte comme un Bugs Bunny bukowskien, et se dirige vers sa salle de bains pour y faire un brin de toilette.

L’homme ivre y constate son implacable décrépitude. Qu’il est loin le temps où, au plus haut de sa superbe,  fort d’un charisme naturel et d’une indéfectible confiance dans les potentialités de l’existence, il rentrait parfois flanqué de la femme ivre. Pour la deux mille quatre cent septième fois, il se promet d’arrêter de boire, il jure de prendre de l’exercice, de consacrer plus de temps à son art, et même d’arrêter de fumer. Puis il ricane en observant une tache de dentifrice sur le fond du lavabo qui ressemble à Frank Zappa, et il oublie sa promesse. En attendant que l’eau du thé bouille, il joue un peu de guitare. Cinq minutes plus tard, il constate que l’eau au fond de la casserole est toujours froide. « O rage, ô desespoir, ô EDF ennemie, que n’ai-je tant vécu pour me taper une coupure de courant à cette heure-ci, qui va m’obliger à boire de l’eau pure et à renier tous mes principes! » se dit-il en lui-même. En fait non, il avait juste oublié d’allumer la plaque électrique. Il tourne le bouton, et retourne jouer un peu de musique pour se détendre. Il constate avec horreur que ses doigts ont dangereusement rapetissé, avant de s’apercevoir qu’il tient une basse. Finalement, bercé par les vibrations et les fréquences graves de l’instrument, il commence à se prélasser, et enchaîne les notes avec virtuosité.

Soudain, l’homme ivre perçoit une odeur de brûlé. Il se rue à la cuisine où il constate que l’eau s’est totalement évaporée et que la casserole a brûlé. Il se souvient alors qu’il possède un four à micro-ondes, et se fait infuser un thé vite fait bien fait. Enfin, il regagne sa couche. Avant de s’endormir, il dresse fièrement son majeur vers son réveil-matin. Quelques heures plus tard, il est réveillé par le ronflement de ses chats. Car quoi qu’en disent les mauvaises langues, l’homme ivre ne ronfle pas, il ronronne.

L’esprit légèrement cotonneux, il s’étire, constate avec joie qu’il fait beau et qu’il s’est levé suffisamment tôt pour pouvoir profiter de l’après-midi. Une belle journée qui sera consacrée à un évitement soigneux des contingences domestiques comme le ménage, la déclaration d’impôts, et les courses puisque c’est un jour férié. L’homme ivre est encore lègèrement ivre, aussi n’en à t-il absolument rien à foutre de ce qui se passe en dehors de chez lui, et il trouve qu’il a drôlement bien fait de sortir et de s’amuser la nuit précédente.

Assis sur un fauteuil devant sa fenêtre, avec une tasse de café et une pile de bouquins à portée de main, la clope au bec et empli d’un sentiment de félicité insouciante qui confine à la débilité légère, l’homme légèrement ivre est content. Il a hâte de remettre le couvert.

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