« Charlie » et moi. Chapitre 12 : 2008, « Dieu n’existe pas ! »

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Comment oublier l’affaire Siné ? Soit dit en passant, il serait plus judicieux de l’appeler « l’affaire Val » puisqu’on en a appris bien davantage sur la vraie nature de Val que sur celle de Siné qui, lui, était resté fidèle à l’image qu’on avait de lui, et ce d’un bout à l’autre de cette peu glorieuse histoire.

Pour être honnête, je dois avouer que les éditos de Val m’exaspéraient de plus en plus, mais je passais outre, préférant faire preuve de tolérance. En coulisses, pourtant, depuis la mort de Gébé, la braise couvait : on n’a su que bien plus tard à quel point le climat était de plus en plus délétère à la rédaction de Charlie ; dans son Dico illustré, Siné raconte qu’un jour où Val s’était montré particulièrement pénible, le dessinateur Riss avait craqué et a bien failli défénestrer le patron ! Je n’étais absolument pas au courant de tout ça, je pense que la plupart des lecteurs étaient dans le même cas, c’est dire si le licenciement de Siné fut une immense et très désagréable surprise…

J’avoue ne pas avoir suivi l’affaire dans le détail : j’étais en vacances en Sarthe quand les hostilités se sont déclarées, et comme j’ai pour coutume, en été, de me couper du monde (ni radio, ni télé, ni Internet), je n’ai connu de ce « feuilleton de l’été » que les échos que j’en avais dans Charlie que je continuais à acheter chaque semaine, je n’y avais donc pas attaché d’importance – ce qui en dit long sur le silence radio qui avait été imposé par Val aux collaborateurs du journal. On n’a pas manqué de dénoncer la volonté du diecteur de se faire bien voir de la famille Sarkozy dans l’optique de sa nomination à la tête de France Inter, mais je pense que les raisons de l’éviction de Siné étaient bien plus prosaïques (et navrantes) : au fond, l’honneur de Jean Sarkozy, Val s’en fichait, il n’avait eu aucun scrupule à publier, peu avant le déclenchement des hostilités, un article qui présentait le fils de Nicoléon 1er comme un piètre orateur bêtement sûr de lui et de son nom. La vraie raison, c’était que Siné avait été le seul à oser désavouer dans sa « zone » l’éditorial dans lequel Philippe Val comparait Denis Robert à Thierry Meyssan – « et je ne dis pas ça parce que l’avocat de Clearstream est aussi l’avocat de Charlie hebdo », osait dire à mi-mot monsieur le directeur de la publication ! Le prétendu antisémitisme de Siné fut donc pour Val un prétexte non pas tant pour déposer la tête du trublion aux pieds du pouvoir mais plus simplement pour évincer un chroniqueur qui venait de le désavouer publiquement : je ne pense pas, contrairement à ce qu’on a pu lire, que la décision de Val avait été mûrie de longue date, je suis persuadé qu’il ne l’a pas prise de sang-froid et que le désaveu public de Siné fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase d’exaspération qu’il avait contre cet éternel insoumis ; le licenciement du dessinateur n’en était pas moins parfaitement inique, mais si Val avait réfléchi, il n’aurait pas pu ne pas deviner, à moins d’être un imbécile fini ou de sous-estimer gravement Siné, que les conséquences de son acte seraient fâcheuses pour Charlie.

Et de fait, elles le furent : à la rentrée, vous le savez, Siné, décidément increvable, lança Siné hebdo, journal que l’on disait mort-né mais qui fit un triomphe à sa sortie dans les kiosques et fut, en deux ans d’existence, un concurrent sérieux pour Charlie qui perdit beaucoup de lecteurs et encore plus de crédibilité éthique : comment prétendre défendre la liberté d’expression après un coup pareil, d’autant qu’à de rares exceptions près (Cavanna, Polac, Willem et Tignous notamment), la plupart des collaborateurs du journal, vraisemblablement paralysés par la terreur que le patron faisait régner, n’avaient pas bronché pendant que Val licenciait Siné sans ménagement ? Même après le départ de l’abominable Philippe Val et après l’arrêt de Siné hebdo, Charlie continuait à subir les conséquences de l’intransigeance de son ex-directeur : le journal, désormais perçu (à tort, à mon avis) comme un complice objectif du pouvoir sarkozien fut accusé de racisme à chaque fois qu’il brocardait l’Islam (pourtant mangé à a même sauce que toutes les autres religions) ; plus grave, Val, en donnant le sentiment (pas totalement illégitime il est vrai) qu’on était revenu aux temps de la censure tous azimuts comme pendant les années grises du gaullisme, a donné des arguments aux nouveaux réacs de tout poil : l’affaire Siné a beaucoup contribué, j’en suis sûr, à ce qu’il ne soit plus possible aujourd’hui de dire à quel point les propos des Zemmour, Dieudonné, Soral et autres Ayoub sont intolérables sans être aussitôt taxé de « bobo bien-pensant » voire de sbire du pouvoir ! J’en fais la douloureuse expérience au quotidien : combien de fois n’ai-je pas entendu, souvent dans la bouche de gens de gauche, « liberté d’expression pour Siné et Charlie, donc pour Dieudonné et Zemmour aussi » ? Et pourtant, quoi de commun entre Siné, ce fils de prolo qui s’est toujours battu, avec les armes des mots et de la dérision, pour la liberté et la justice, et tous ces bourgeois « néo-réacs » qui font l’apologie du racisme et de l’exclusion ? Absolument rien, mais c’est typiquement le genre d’amalgame auquel il était difficile d’échapper « dans ce monde de snobs et de veaux » pour reprendre une expression de Cavanna…

Mais à l’époque, je n’en étais pas encore là : je venais d’avoir vingt ans et je me réjouissais que Siné lance un nouveau journal satirique, ça voulait dire que j’allais avoir une double dose d’impertinence hebdomadaire ; en plus, avoir un concurrent allait créer une émulation bénéfique pour Charlie qui, la semaine même du lancement de Siné hebdo, sortait un numéro plein de textes et de dessins particulièrement « musclés » à l’occasion de la visite du pape Benoît XVI en France : Val, pour son édito, reprenait le slogan « Bienvenue au pape de merde » qu’il avait lancé pour Jean-Paul II, et Charb, à la une, affirmait haut et fort « Dieu n’existe pas », ce à quoi le pape répondait « Le fumier ! Je m’en doutais ! » Au-delà de la jouissance de taper sur une des plus grandes organisations criminelles de tous les temps, en l’occurrence l’Église catholique (c’est dire si les accusations d’islamophobie sont tout simplement débiles), il y avait bien sûr la volonté de montrer que Charlie était resté le même malgré la terrible affaire Siné ; pari perdu, car le journal n’avait pas fini d’y laisser des plumes…

À suivre…

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