C’est le matin ; un soleil blafard tente désespérément de percer la grisaille finistérienne. Mais moi, je m’en fous, du temps qu’il fait, je suis au chaud dans mon grand lit aux draps verts ; plus pour très longtemps, je vois qu’il est temps de se lever : en fait, j’ai déjà les yeux ouverts depuis longtemps, mais j’hésite avant d’oser poser le pied dans ce monde hostile où les dessinateurs se font canarder, où l’intelligence est méprisée et où le FN cartonne. Je finis tout de même par prendre mon courage à deux mains, il faut que je travaille ma thèse et j’ai toujours mille et une choses à faire.
Le rituel est respecté, immuablement : petit déjeuner, un embryon de toilette, les vêtements et zou, direction la fac ! Pas la peine de se presser, l’arrêt de bus est à deux pas de la maison et j’en ai pour même pas une demi-heure de trajet. Et puis il ne faut pas faire trop de bruit, mes parents, retraités, et mon frère, chômeur, dorment encore. J’aime bien ce que je fais à la fac, mais j’avoue que je serais bien resté dessiner dans ma chambre au son d’un des DVD comiques que je me passe en boucle pour me motiver. Enfin, il faut bien gagner sa vie, et si je veux cesser un jour de vivre aux crochets de mes parents, il faut bien que j’aille jusqu’au bout de mes études.
Je n’ai pas trop à me faire de souci pour mon avenir : être en fin de thèse à 26 ans, c’est quand même rare et les chercheurs professionnels apprécient mes qualités. Cette vie d’éternel étudiant, qui rebutait tant certains de mes anciens collègues, ne me déplait pas outre mesure, c’est toujours mieux que de finir employé de banque ou assureur et j’ai toujours une marge de manœuvre pour laisser s’épanouir mon penchant pour la fantaisie, pour la plus grande joie de mes collègues qui ont l’air d’aimer l’originalité de mes interventions. Quoi qu’il en soit, je sais déjà ce que je vais faire de ma journée : le restant de la matinée sera consacré à ma thèse ; le midi, direction le RU, je prendrai ce qu’il y a de moins rebutant, donc au diable les viandes en sauce ou panées. Après le repas, un thé au lait pour feuilleter la presse locale et y puiser des idées de dessins que je crayonne vite fait sur mon calepin ; je finaliserai ces crobards le soir chez moi, je devine tout de suite lesquels mériteront d’être colorisés ou non. L’après-midi ? En général, je m’attelle à nouveau sur ma thèse, histoire de tuer le temps en attendant d’assister à une conférence, un séminaire, un vernissage ou d’honorer un rendez-vous qu’on m’a fixé en vue d’un article pour le blog de l’Université ou pour Côté Brest (enfin, ça, c’est plus récent). Une fois tout ça terminé, je saute dans le premier bus pour Guilers et je retrouve l’amour de mes parents, je leur raconte un peu ma journée s’il y a eu quelque chose de marquant, j’informe ma mère de l’heure à laquelle je devrais rentrer le lendemain… Mais la journée n’est pas encore finie, j’ai des textes à écrire et des dessins à terminer ; quand on veut mener la vie d’artiste, il faut y mettre du sien… Heureusement que j’ai des CD et des DVD pour me motiver…
Voilà, c’est ainsi que je vis, à vingt-six ans, vingt ans après l’âge où j’avais cru trouver la base stable sur laquelle me reposer ; si je n’habitais pas encore chez mes parents, je dirais bien que ma vie n’a plus rien à voir avec ce paradis perdu. Pourtant, ça pourrait aller : j’ai retrouvé un certain équilibre, un rythme de croisière qui me convient, une façon de jongler entre mes activités qui me semble vivable et je crois tenir le bon bout pour pérenniser cet emploi du temps. Les temps difficiles de l’adolescence sont derrière moi, la vie est à nouveau pleine des promesses qu’elle me faisait à l’enfance, l’expérience accumulée entretemps me donne l’opportunité de les réaliser. Mais le FN, les djihadistes et autres ennemis de la liberté me laisseront-ils aller jusqu’à bout de mes ambitions ? Vivrai-je enfin avoir la vie dont je rêve et avoir à nouveau le semblant de bonheur terrestre que je croyais acquis quand j’étais petit ? Ne vais-je plutôt devoir fuir comme un voleur pour éviter d’être exécuté froidement par des miliciens armés jusqu’aux dents ?
Je vous raconte tout ça parce qu’avant de refermer ce récit, je voudrais mettre une dernière chose au point avec vous, amis lecteurs : je ne suis pas le « bobo-bien-pensant-intello-gauche-caviar-germanoprantin » que certains ne manqueront pas de se représenter après m’avoir lu. Je ne suis pas un privilégié : issu de la classe moyenne, petit-fils d’une paysanne, j’ai dû batailler ferme pour acquérir ma légitimité en tant que chercheur à l’université ; en tant que dessinateur, je commence tout juste à bénéficier d’une relative visibilité, que les attentats du 7 janvier ont considérablement accrue. Loin de moi l’idée de me prendre au sérieux et d’essayer de vous faire croire que je vaux mieux que vous : tout au plus ai-je juste ce qu’il faut de ténacité pour ne pas abandonner mes rêves de petit garçon.
Bref, l’auteur de ces lignes est un citoyen français comme n’importe quel autre, que les attentats du 7 janvier ont profondément choqué, peut-être un peu plus que ceux qui n’avaient pas noué, comme moi, une relation particulière avec Charlie Hebdo, alors j’ai fait le récit de cette relation pour m’aider à faire mon deuil. Dire que l’objectif est atteint serait exagéré, j’ai pleuré en écrivant les derniers chapitres. En tout état de cause, qu’on sache que j’apprécie sincèrement ma chance de vivre dans un pays libre et démocratique (n’en déplaise à certains enfants gâtés devenus aveugles) ; je veux que ça continue : ça me mettra du baume au cœur faute de pouvoir faire revenir mes maîtres à dessiner.
Je suis Charlie. Plus qu’hier et moins que demain.