Le fétiche

Douala, un des plus sales coins de la côte ! C’est ainsi que fut définie, par un des marins du bateau, la ville où nous nous rendions. Nous avions quitté le Togo et nous naviguions depuis quelques jours sur le Foucauld, un vieux paquebot. C’était la fin, un peu triste, d’une époque, car il n’y avait presque plus de passagers, c’est pourquoi nous avions hérité d’une cabine de luxe. Le soir, tandis que l’on nous servait des mets exquis, la salle-à-manger était quasi déserte, les deux seules personnes présentes ne disaient rien. Cependant la mer était parfaitement calme dans ces régions et, sur le pont, mon mari et moi passions notre temps à admirer les poissons volants. Cuirassés d’argent, avec leurs courts ailerons, ils ressemblaient au X-15, à des avions spatiaux. Ils volaient horizontalement, franchissant dans les airs des parcours de deux à trois cents mètres. Au fur et à mesure que nous approchions de notre destination, l’atmosphère, malgré l’air marin, devenait plus lourde. Le port de Douala est situé à trente-cinq kilomètres à l’intérieur des terres, il faut donc, pour y parvenir, remonter l’estuaire du fleuve, le Wouri.

Je ne me souviens plus de l’arrivée, j’étais déjà malade. Parvenue dans notre maison, qui n’était qu’un bloc de béton, j’ai tiré les rideaux, car je ne supportais plus la lumière et je me suis couchée. Alors, avec un bruit de chemin de fer entrant en gare, la pluie se mit à tomber sur les innombrables toits en tôle ondulée qui nous cernaient de partout. Et lorsque j’ai été rétablie quelques jours plus tard, la pluie tombait toujours à verse et sans interruption. Car au cours de cette saison, elle durait et durait pendant des semaines. D’autre part, il semblait que toute la cité, ce grand port industriel, fierté des Camerounais, n’était qu’asphalte, goudron et tôle ondulée et les bidonvilles s’alignaient, illimités. Çà et là, les illuminations au néon n’ajoutaient qu’une note artificielle, suggérant la violence. C’était lugubre. J’ai pris l’habitude de me réfugier dans les cinémas climatisés qui étaient neufs, si beaux et si peu fréquentés que je pouvais, pendant quelques heures, m’imaginer à Paris.

Quand la pluie cessa enfin, j’ai commencé à admirer les quelques endroits agréables de Douala : il y avait le parc entourant l’ancien palais du Gouverneur, occupé à cette époque par un Préfet africain. C’est là que les anciens colons avaient installé le quartier élégant, car on y sentait un peu de fraîcheur avec le retour de la marée. Ailleurs, sur les bords du Wouri, on devait aux Allemands, qui avaient été les colonisateurs d’avant la première guerre mondiale, la construction d’un petit castel blanc à tourelles et à vitraux, évocateur des châteaux des bords du Rhin. Ce castel était devenu le Centre Culturel de Douala, et Africains et Français s’y rencontraient en bonne amitié.

De l’autre côté du large fleuve qui coulait mollement, s’élevait le cône majestueux et très régulier du Mont Cameroun, volcan qui culmine à plus de quatre mille mètres. Il restait couvert de brume. Le soir, il s’entourait de lueurs pourpres, vermillon et violettes, qui ensanglantaient le ciel pesant et gris foncé.  C’était un spectacle d’une beauté sauvage et oppressante.

Un pont immense aux arcades élégantes, réalisation française, enjambait le fleuve, axé vers le volcan, au-delà s’étirait une chaîne de montagnes dont j’admirais avec nostalgie les sommets blancs, qui donnaient dans le lointain l’illusion de la neige.

Ce pont était le seul vrai moyen d’évasion pour sortir de Douala, car descendre le fleuve dans un petit bateau est assez risqué. De plus, une fois arrivé à l’océan, il n’y a pas de plage. Il n’existait pas non plus de route pour se rendre de Douala au bord de la mer.

Je regardais avec mélancolie le fleuve que.nul bateau ne traversait, ce pont frappé d’un lourd péage, qu’il n’était pas question pour nous de franchir. Au cours de quelques soirées, j’avais fait provision d’un peu de fraîcheur, mais en réalité, je commençais à m’ennuyer sérieusement.

C’est alors que j’ai entendu parler de la Comtesse de S. Et j’ai aussitôt décidé d’aller la voir et de prendre des photos.

Cette femme était plus que connue à Douala, car elle incarnait une légende. Malgré son âge avancé, elle voulait symboliser la grâce et la beauté parfaites et jouer le rôle d’une sorte de vedette du pays. Pour assurer son prestige, elle était toujours habillée de blanc, comme les dames de la colonie au dix-neuvième siècle et, en conduisant sa superbe Cadillac blanche décapotable, elle portait des gants de suédine blancs qui lui montaient presque jusqu’aux coudes, c’était à la fois ridicule par cette chaleur écrasante et un peu touchant. Elle était célèbre pour ses exploits amoureux et la rumeur disait qu’à quatre-vingts ans elle allait encore avec sa voiture draguer des jeunes à la sortie du camp militaire.

Quant à vouloir soigner sa renommée et sa publicité personnelle, elle avait, sinon une excuse pour ses mœurs, du moins une raison sérieuse : artiste, elle gagnait sa vie en sculptant.

En partant le matin de bonne heure, au moment de monter dans ma 2CV, j’aperçus dans l’azur pâle du ciel, le sommet du Mont Cameroun couronné de blanches falaises. C’était un privilège et un présage heureux, disait-on, car ce dieu mystérieux dévoilait rarement sa face.

Après quelques détours, je découvris sa villa, petite maison blanche, dans un fouillis de verdure épaisse. La comtesse me reçut avec une grande amabilité. Grande, élancée, parfaitement mince, elle s’était fait tirer la peau et son visage n’avait pas une ride. Grâce au coiffeur, elle conservait des cheveux courts et bouclés, d’un blond cendré. Son teint était pâle, sans être en rien jauni, ses yeux dorés s’harmonisaient à sa chevelure, son nez mince accusait une légère courbe aristocratique, sa bouche, ses dents, ne trahissaient en rien la vieillesse, pas davantage que sa voix.

Elle commença par m’expliquer comment elle travaillait. Installée devant un immense établi, elle sculptait l’ivoire à l’aide de fraises de dentistes. Ce qui sortait de ses mains se revêtait de beauté. Comme l’ivoire est formé d’un tube creux, elle fabriquait des lampes ornées de visages et de bustes d’Africaines et plaçait une ampoule électrique à l’intérieur, ce qui diffusait, quand on allumait, une lueur nacrée irréelle. J’ai acheté un modeste bracelet figurant des feuillages entrelacés. Une vitrine renfermant ses œuvres, occupait toute la surface d’un des murs de la vaste pièce.  Elle contenait une multitude de statuettes. La comtesse s’inspirait de l’art africain, mais ce qu’elle créait était beaucoup plus parfait, solide et fini que ce que l’on   pouvait trouver chez les Noirs. En effet ces derniers ont énormément d’imagination et souvent des âmes d’artistes, mais ils manquent d’outils et de technique, leurs objets s’usent ou ne tiennent pas.

Tout en admirant ce que je voyais, je fis du regard le tour de la pièce. Madame de S. n’était pas seulement sculptrice, mais femme d’affaires. Elle tenait le rôle d’antiquaire de Douala.  Elle avait ses rabatteurs en brousse et ses correspondants à l’étranger. Je me suis trouvée en face d’une multitude de tambours peints dans toutes les teintes du brun, de tabourets sculptés, destinés aux chefs, de masques d’hommes et d’animaux et d’horribles statuettes grimaçantes, aux corps déformés, qui allaient faire les délices d’amateurs européens et américains. La beauté est-elle relative ?

Après avoir tout inspecté, je pris mes photos, dont la comtesse parut enchantée et l’atmosphère devint plus familière. Elle passa aux confidences et me raconta sa vie :

« Je me suis mariée très jeune à un noble russe, ruiné. Il m’a donné un titre et un beau nom, mais c’est tout ce qu’il a fait pour moi. Quant à moi, je n’étais pas démunie, j’avais largement de quoi vivre, mais la passion du jeu le possédait. A cette époque, les maris avaient tous les droits, aucun contrat ne me protégeait et je ne savais pas me défendre. Il sortait seul tous les soirs et revenait souvent au milieu de la nuit fouiller dans le secrétaire pour chercher de l’argent. Peu à peu, il me dépouilla. Sous la menace de la ruine, il se mit à boire et devint brutal. Bientôt, il alla jusqu’à me battre. Un soir, ce fut horrible, il me donna des coups de pied dans le ventre, puis m’abandonna comme morte. Je repris conscience étendue par terre au milieu d’une mare de sang.  J’avais perdu un enfant, mon fils. Ma vie s’enfuyait. Terrorisée, je n’osais pas bouger et j’ai dû attendre les premières heures du matin pour que mon boy vienne me porter secours. Après avoir échappé à la mort, j’ai appris du docteur que je ne pourrais plus avoir d’enfant. Mon mari, aux abois, voulut s’en aller. Je lui fis jurer de ne plus jamais chercher à me revoir. Il partit sans bagages. Quelques mois plus tard, un chasseur découvrit par hasard un cadavre à moitié rongé par les bêtes. Dans une des poches de la saharienne, on trouva un précieux portefeuille avec des initiales en or et la couronne de comte. Tout me laisse à penser que c’était mon mari qui, dans son égarement, avait voulu quitter le pays à pied.

Bien sûr, j’étais désespérée, seule, sans argent, dans un pays encore inconnu. Mais j’ai vite réagi. En premier lieu, je fis le serment de ne plus jamais tomber sous la dépendance d’un maître. Comme j’allais vivre seule, j’ai eu l’idée d’exploiter mes goûts artistiques, mes dons de sculpteur, dont jusqu’alors, je n’avais pas fait grand usage.

Comme vous le voyez, j’ai très bien réussi. Peu à peu, je repris goût à l’existence et la pensée de l’amour commença à me sourire. Je n’aurais plus de mari, mais pourquoi me priver de ce que la vie pouvait m’apporter de plaisir et de bonheur. Ce n’est pas pour rien que les Français ont inventé le mot « maîtresse », il signifiait que je ne serais plus l’esclave, mais la souveraine. Dans ma liberté nouvelle, enivrante, quel choix merveilleux s’ouvrait pour moi : quel éventail de possibilités ! Depuis le chevalier servant si attentionné à ne jamais négliger, jusqu’à l’inconnu d’un soir, l’amant passionné que l’on renvoie le lendemain matin avec mépris, comme pour se venger de la gent masculine. Et par ailleurs, des entretiens plaisants, des connaissances, des flirts plus ou moins poussés… La valse au clair de lune, l’intimité d’une soirée sous la lampe et, ici en Afrique, des excursions à cheval ou en bateau, un voyage jusqu’à l’île sauvage de Fernando Pô, en face du Gabon, des tournées à deux mille mètres d’altitude, dans la région si agréable de Nkongsamba… Pourquoi me priver de tout cela et vivre comme une vieille fille ? Mais d’abord, je n’ai envisagé que des liaisons sans lendemains, car mon cœur avait été trop meurtri.  Mon art comptait alors plus que tout pour ma satisfaction personnelle.

Ce fut donc bien des années plus tard, j’avais alors trente-sept ans, que j’ai rencontré le grand Amour. C’était un jeune et charmant américain nommé John. Il s’installa chez moi. J’étais enfin vraiment heureuse. Nous vivions dans une harmonie parfaite. Nos regards, nos gestes et même nos silences s’accordaient. Nous étions fêtés partout. John était un grand géologue en mission en Afrique. Il m’emmenait dans ses déplacements : le Cameroun, avec ses hautes forêts, ses savanes, ses montagnes où pousse une magnifique végétation à la fois européenne et africaine, est un très beau pays.

Mais soudain, quelque chose d’insidieux se glissa dans notre vie. Nous ne pouvions plus faire l’amour, c’était une incroyable impossibilité physique. J’ai eu peur de perdre John. Il m’aimait toujours, mais désespéré, il finit par faire chambre à part, plutôt que de subir le supplice d’essais infructueux. J’avais peur qu’il ne quitte la maison et je m’ingéniais à trouver des moyens de le distraire et de le retenir, j’invitais à dîner, j’organisais des soirées, des parties de bridge qui s’étiraient interminablement dans la nuit.  Pourtant j’avais l’impression que le fossé s’élargissait entre nous. Il commença à parler des États-Unis avec nostalgie, il était mélancolique… Les conseils du médecin ne servirent à rien. Peut-être que la médecine était à cette époque moins efficace que maintenant… Mais non, il y avait autre chose… »

Ici, voulant faire une digression, elle se leva de son fauteuil en acajou et me conduisit par la main jusqu’à son « musée » africain :

« Voyez cette foule d’objets, me dit-elle en les désignant : pour nous Européens, ce sont des productions de l’art « nègre ».  Mais pour les Noirs, ce sont les objets d’un culte et les symboles d’une religion et d’une philosophie. Par exemple, regardez cette énorme grenouille… »

Je savais qu’il y avait dans la région des grenouilles grosses comme des poulets, que l’on chassait à coups de fusil aux abords du Wouri.

« Je sais, dis-je, que c’est une déesse.

– Et cette gigantesque araignée de bronze dont on retrouve partout les motifs ?…

– Je suis au courant : une autre déesse. Elle vient de Foumban. Elle est très admirée à cause de son courage, car elle travaille la nuit.

– Cela n’est rien encore. Voici ce qui est plus profond : cette statuette d’un homme qui porte sur sa tête un autre homme plus petit : ce dernier est le guide céleste, l’ange, si l’on veut, qui doit tirer son sujet vers le paradis. »

Et puis, par hasard, j’ai découvert un très beau visage de femme, un sourire effleurant à peine ses lèvres, les yeux baissés, elle était empreinte d’une joie extatique.

« Je la reconnais, dis-je, elle est dans la tradition des têtes asiatiques, à mon avis, elle représente l’entrée dans la lumière, la libération de l’âme, fonds de vérité commun à la plupart des religions.

– Et ce jeu qui ressemble à un damier, poursuivit la comtesse, est employé par les sorciers pour prédire l’avenir, comme le faisaient les augures.

Eh bien, dit-elle pour conclure, ce fut justement la sculpture qui m’apporta la clé de l’énigme, je veux dire le problème de mes relations amoureuses… En fouillant dans mes réserves, j’ai retrouvé par hasard une statuette d’homme mutilé, dont le sexe avait été coupé ras. Cela me fit passer un frisson, une intuition soudaine me saisit, celle d’un maléfice. Je me suis aussitôt débarrassée .de cet objet. Et à partir de ce moment-là, notre vie sexuelle redevint tout à fait normale et mon bonheur partagé avec John demeura sans nuages. »

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