Le journal du professeur Blequin (206)

Une belle définition de l’amitié due à Albert Camus et relayée par un garçon très doué.

Dimanche 26 juin

9h30 : Alors que je suis encore à comater au lit, je suis tiré de ma somnolence par un coup de fil : c’est un ami qui s’étonnait de ne pas me voir arriver un rendez-vous que nous avions fixé… Dans deux semaines ! Je pourrais lui en vouloir d’avoir écourté ma grasse matinée, mais comme notre rendre-vous a pour but qu’il me voiture jusqu’à Porspoder où je dois participer à un salon, je préfère savourer ma chance d’avoir un ami sur qui je peux compter.

10h30 : J’ai vraiment envie de ne rien faire ! Après m’être lavé et habillé, je me suis étendu sur mon lit, la fenêtre ouverte, en attendant que l’envie d’agir me revienne. Mais les cloches de l’église sonnent comme des folles et viennent troubler mon repos : et hop, encore une raison de détester les curés, une ! Cela dit, cette intrusion sonore du monde extérieur en ma demeure me rappelle subitement que je manque de pain et que je dois aller d’urgence à la boulangerie… Les cloches de l’église de mon quartier auront plus fait pour la prospérité de la boulangère que pour le réveil de ma foi chrétienne !

15h : M’étant finalement acquitté d’une corvée dont il valait mieux que je me débarrasse au plus vite, j’entreprends la lecture de Nous sommes Charlie, ce petit livre recueillant des textes écrits après ce 7 janvier de triste mémoire. Je le lis sept ans après les faits, je peux ainsi apprécier les différentes contributions sans être submergé par l’émotion. Passons rapidement sur les schtroumpfs à lunettes qui ont rappelé la nécessité de ne plus laisser se sentir à l’abandon les jeunes des banlieues (on ne sait que trop bien quel cas nos gouvernants successifs ont fait de cet avertissement…), à commencer par l’inévitable B.H.L. et sa tartine aussi pompeuse qu’indigeste. Je garde en travers de la gorge ceux qui se sont joints l’hommage mais n’ont manifestement rien compris à l’esprit Charlie ; quand on sait que Siné était très ami avec Jean Genet et qu’il n’a jamais été le dernier à dénoncer l’homophobie, l’en accuser comme le fait Catherine Dufour est tout simplement débile, et Nicolas d’Estienne d’Orves est à côté de ses pompes quand il s’affirme « moins Charlie qu’Hara-Kiri, moins Wolinski que Reiser, moins Charb que Choron » : quand on connait vraiment les auteurs cités, on sait que Reiser n’était pas qu’un joyeux rigolo mais aussi un chercheur de haut vol qui proposait des solutions concrètes et ingénieuses pour résoudre de graves problèmes ! Et il y a au moins autant de de subversion dans les fatwas de Charb que dans les délires du professeur Choron… En fait, les meilleurs textes, les plus pertinents, sont dus aux auteurs qui ont personnellement connu les satiristes assassinés voire ont travaillé avec eux, comme Caroline Fourest ou Gérard Mordillat, ou alors à ceux qui ont eu l’élégance de ne pas trop se prendre au sérieux et de prendre une voie détournée pour traiter du drame, à l’image de Serge Raffy ou Emilie de Turckheim. Mais bon, il en va des livres collectifs comme des réunions de famille : on ne peut pas avoir que de l’excellence autour de la table…

Vous voyez ?

Lundi 27 juin

14h30 : Je l’ai peut-être déjà dit, mais j’aime bien me passer des vidéos pendant que je dessine : je mets mon PC à côté de ma planche à dessin et je laisse défiler des vidéos qui me mettent à l’aise. Dans le tas, il y a des bandes-annonces de l’âge d’or de Canal+, et c’est en jetant un coup d’œil distrait à l’une d’elles que j’ai remarqué un truc : en 1989, pour annoncer ses programmes d’été, la chaîne cryptée diffusait une bande-annonce où il était intercalé entre chaque extrait de série une image bleue et jaune… Vous voyez où je veux en venir ? Et oui : cette image ressemble exactement au drapeau ukrainien ! C’est certainement un hasard car, à cette époque, l’Ukraine n’était même pas encore indépendante (elle ne le deviendra que deux ans plus tard) et, de toute façon, son drapeau était loin d’être aussi connu qu’aujourd’hui : Etienne Robial, le génial directeur artistique de Canal, avait donc utilisé ces couleurs probablement parce qu’elles évoquaient spontanément la plage et étaient donc représentatives de l’été… Mais cette coïncidence est révélatrice : si le drapeau ukrainien est devenu si populaire en France, au point de flotter devant la mairie de la plupart des grandes ville, ce n’est pas seulement par réflexe de solidarité envers une nation agressée, mais aussi parce que ce drapeau est à la fois simple et gai ; il n’a que deux couleurs, et elles sont bien choisies car elles évoquent le ciel et la lumière tandis que le rouge et le blanc qui figurent sur le drapeau russe (et aussi sur le nôtre, je sais) rappellent le sang, la violence, la froideur… Bref, je ne sais pas qui a eu l’idée du drapeau de l’Ukraine, mais il avait le sens de la communication, bravo à lui !

17h : J’entreprends enfin la lecture du numéro de Légende consacré à Elisabeth II : la vie des rois et des reines ne m’intéresse pas outre mesure, je dirais même pas du tout, mais je n’ai pas pour habitude de laisser à l’abandon une opportunité de lecture. De surcroît, je ne saurais que trop vous déconseiller de vous désintéresser de la vie de cette vieille peau couronnée : outre le fait que sa personne constitue le dernier ciment d’un royaume qui n’a plus d’uni que le nom, il faut savoir qu’on l’a échappé belle ! En effet, je savais qu’Elisabeth n’aurait pas dû être reine vu qu’à sa naissance, c’était son oncle Edward VIII qui régnait, mais que celui-ci ayant abdiqué en 1936 (retenez bien la date, elle est très importante) pour pouvoir épouser la femme qu’il aimait, son frère est devenu roi sous le nom de George VI et Elisabeth, fille de ce dernier, est ainsi devenue l’héritière du trône. Mais j’ignorais qu’Edward VIII… Etait pro-hitlérien ! Rendez-vous compte : si ce gazier n’avait pas abdiqué, l’Angleterre serait entrée en guerre avec un roi nazi ! Est-ce qu’elle aurait résisté aussi efficacement aux assauts de la Luftwaffe dans de telles conditions ? Pas sûr ! L’histoire ne tient souvent qu’à un fil, et ça fait froid dans le dos…

Mardi 28 juin

18h : Je reçois une amie pour lui souhaiter son anniversaire : je suis heureux de lui apporter un peu de baume au cœur car elle ne va pas fort, en ce moment ! A son travail, deux employées sont en burn-out, ce qui est déjà mauvais signe, et on lui demande de s’occuper du boulot des deux absentes à leur place ! Vous trouvez ça utopique ? Ne vous y trompez pas, ça l’est complètement ! Par conséquent, elle envisage de s’adresser à l’inspection et à la médecine du travail : mine de rien, ce choix est représentatif de notre époque où les salariés, surtout ceux de ma tranche d’âge, font de moins en moins confiance aux syndicats (qui ont raté le coche de la « génération précaire » et ne sont plus bons qu’à sauvegarder les avantages des futurs retraités) et de plus en plus à des organismes plus « officiels » dont les patrons redoutent bien davantage les interventions qui peuvent, menace suprême, faire une mauvaise publicité à leur entreprise : qui ferait confiance à une boîte dont les employés sont rendus inefficaces par le stress ? Bref, la lutte continue ! Sous une autre forme, qui n’est pas tout à fait celle qu’espéraient les marxistes-léninistes, mais elle continue.

Mercredi 29 juin

17h : Je me rends à pied au dernier cours du soir de la saison et j’en profite pour prendre le dernier Côté Brest : cette semaine, le magazine fait ses choux gras avec la zone de Kergaradec, j’ai moi-même contribué au dossier, mais je suis surtout fier de ma page « histoire » dans laquelle je parle notamment de l’hospice civil de Brest, où les enfants abandonnés étaient (mal) nourris et logés en attendant d’être assez grands pour se taper les sales boulots dans des familles d’accueil… Le(s) parent(s) qui ne pouvai(en)t pas subvenir au besoin de l’enfant n’avaient qu’à le déposer dans le « tour », une boîte pivotante encastrée dans le mur, et l’administration s’occupait du reste ! Ce système, qui peut sembler barbare aujourd’hui, aurait cependant eu l’avantage de prévenir bien des infanticides… Je suis d’autant plus content de cet article qu’il rejoint une certaine actualité, avec ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis : rappelons que le droit à l’avortement a justement pour but, entre autres, d’éviter que des enfants connaissent le même sort que ces orphelins de jadis…

18h : Une fois n’est pas coutume, on arrose la fin de l’année autour d’un pot. Une élève qui avait été atteinte du Covid est de retour après seulement deux semaines d’absence, elle semble se porter comme un charme ; on s’est bien fichu de nous, avec cette histoire… Une autre élève, qui travaille comme chargée de communication dans un office de tourisme, évoque les récriminations de certains clients. Vous connaissez la caricature du touriste qui, sous prétexte qu’il a payé, croit que tout lui est dû et se plaint pour un oui ou pour un non ? Ce n’est pas une caricature : entre la dame qui refusait de tremper elle-même son sachet de thé dans l’eau chaude, le type qui s’étonnait d’avoir des insectes dans un gîte situé en pleine forêt et celui qui venait en Bretagne pour fuir la canicule et se plaignait quand même de la météo peu estivale, elle a eu un aperçu assez saisissant de la mentalité du touriste teigneux qui s’est fait chier toute l’année pour se payer des vacances et ne tolère aucune imperfection dans ce qui aurait dû être l’accomplissement d’un rêve poursuivi pendant onze mois… Si je devais choisir un étalon pour cette race, je ne le trouverais pas dans Les Bidochon mais dans Lucky Luke, plus précisément dans Des rails sur la prairie, avec le gros bourgeois qui n’a de cesse de se plaindre de ne pas être servi comme dans un train de luxe alors qu’il emprunte une voie de chemin de fer qui est encore en pleine construction ! Pour moi, Goscinny était un écrivain réaliste… En tout cas, les crétins de cet acabit, vu qu’ils existent, feraient bien de méditer la phrase de Reiser : « Les vacances, c’est bon pour ceux qui ont une existence médiocre : l’important, c’est de se faire une vie heureuse toute l’année. »

19h50 : Je repars, après avoir souhaité un bel été à notre professeur et à mes camarades. Dans le bus, je feuillette le dernier Fluide Glacial, que je viens de recevoir, et j’explose de rire en découvrant la dernière histoire de Monsieur Léon due à mes concitoyens Julien Solé et Arnaud Le Gouëfflec ! Ils ont vraiment créé un personnage formidable, digne héritier de Charlot, dont la candeur fait littéralement voler en éclats les ridicules et les blocages de notre société : soyons heureux, Brest héberge un duo de génies !

Jeudi 30 juin

16h : Je retrouve mon CPE du temps où j’étais lycéen à Kerichen : il part en retraite dans quelques jours et j’ai eu la bonne idée de l’interviewer, ainsi quelques autres de mes anciens enseignants en fin de carrière, sur son parcours et sa vision de l’évolution du lycée depuis ses débuts ; évidemment, sur ce point, il ne mâche pas ses mots, je ne sais pas si je pourrai reprendre ses propos dans leur intégralité ! D’ailleurs, je ne sais même pas encore si Côté Brest acceptera le projet, encore moins quelle forme je donnerai à mon article, mais en attendant, ça me donne un prétexte pour retrouver des gens que j’apprécie et avec lesquels j’entends bien rester en contact même si leur carrière se termine… Pour revenir au futur-ex-CPE, je ne peux m’empêcher de l’interroger sur un épisode truculent de mes études : quand, alors en hypokhâgne, j’ai eu à suivre pour la première fois un cours de mon professeur de géographie, j’ai tout de suite détesté cet individu prétentieux et arrogant dont le nom ne mérite même pas de figurer ici (même si ça me démange de le clouer au pilori !) ; il ne respectait même pas les horaires et nous mettait en retard pour les cours qui suivaient les siens, ce qui m’était évidemment insupportable… Bref, j’ai manifesté un peu trop violemment ma désapprobation de cette attitude et ce monsieur est allé se plaindre de moi à la vie scolaire : je savais qu’il n’avait pas obtenu gain de cause, mais je voulais quand même savoir exactement ce qui s’était passé, alors j’ai posé la question à mon ancien CPE. Voici sa réponse : le prof avait osé dire que ma présence en classe prépa était « anormale » ! On lui a fait comprendre que j’étais un très bon élève, que mon dossier était excellent et que sa réclamation à mon égard n’avait aucune chance d’aboutir, d’autant que c’était plutôt lui qui était sur la sellette vu qu’on l’avait souvent surpris dans l’internat en train de draguer les pensionnaires féminines… On me dit souvent que je devrais oublier cet individu : je n’en ferai rien car je pense tenir, avec cette figure hautement antipathique, un étalon de la cuistrerie !

20h : La scène ouverte organisée chaque semaine à La Raskette aura désormais lieu le jeudi et non plus le mercredi comme auparavant. J’ai donc pu y venir, mais elle commence avec une heure de retard car Eléonore, l’animatrice, a eu un contretemps. Mais là n’est pas le plus problématique : en effet, le restaurant est bien rempli, les clients sont nombreux et les conversations vont bon train ! Difficile de capter leur attention, et si ce n’est pas très gênant pour les musiciens, ça l’est davantage pour les slameurs et les conteurs, à l’image de mon ami Michel Lidou, qui est enfin sorti de sa semi-retraite prolongée pour cause de maladie et qui a bien du mal à se faire entendre… Après sa prestation, je ressens le besoin d’aller aux aisances (non, aucun lien de cause à effet) : je lui demande de garder un œil sur mes affaires pendant que je m’éclipse, ce qui me vaut d’être interpellé par le monsieur qui l’accompagne et me lance « Ah non, hein, on fait pas les dame-pipi gratuitement, c’est dix euros ! » Je reste interdit pendant quelques secondes : une fois que j’ai compris que c’est une blague, je repars vers les toilettes sans ajouter un mot. Vous voyez ? Une personne sans autisme aurait rigolé spontanément… Ce genre d’anecdote est bien sûr quelque peu gênante, mais je tiens à en garder le souvenir au cas où quelqu’un m’accuserait de jouer la comédie !

Michel Lidou

21h : Je passe sur scène, peu après le type qui avait tenté de me charrier et qui est finalement descendu après quelques secondes, vexé de ne pas être écouté ! Je ne le regretterai pas, son sketch consacré à Jeanne d’Arc (thème rebattu) et basé sur des jeux de mots (berk !) ne me disait rien… Botre charmante animatrice s’inquiète un peu pour moi, craignant que j’aie du mal à avoir une écoute, d’autant que le micro ne fonctionne pas de façon optimale : je lui rappelle que j’ai donné des cours à l’université et que j’ai donc l’habitude de parler à des gens qui ne m’écoutent pas ! Je fais donc ma prestation comme si de rien n’était, avec trois slams à peu près liés à l’actualité (je parle notamment des droits des femmes et de l’mage de la France dans le monde), et une fois descendu, Eléonore m’assure que j’ai été écouté car, dit-elle, j’ai « une présence » scénique ! Ce compliment me touche, surtout venant de cette jeune femme qui est aussi comédienne ! Même le gazier aux jeux de mots est bluffé : une fois encore, je suis passé d’autiste à artiste ! Tant pis si on trouve que je ne manque pas d’r !

21h30 : Un groupe de rockers d’âge mûr passe sur scène. Une femme s’est accroupie pour filmer l’intégralité de leur tour de chant avec son smartphone : si je n’étais pas occupé à faire des croquis des musiciens, je lui suggérerais bien de lâcher son engin, de ne pas mettre un écran entre elle et la vie et d’apprécier l’instant sans se sentir obligé de le mettre en conserve ! Mais rapidement, une évidence me saute aux yeux : elle ne l’a pas fait pour les autres artistes, elle soigne son cadrage au point de s’imposer une position inconfortable, elle est de toute évidence d’âge mûr elle-même… Bon sang, mais c’est bien sûr : elle filme la prestation du groupe à la demande des musiciens dont elle est une proche ! Peut-être même est-elle la compagne de l’un d’eux ! Décidément, le sale boulot, c’est toujours pour les femmes !

Vendredi 1er juillet

18h : J’ai passé la journée à retravailler le journal que vous lisez actuellement en vue d’une éventuelle édition. J’en suis pour l’heure à avril 2020, un mois dont l’ambiance n’a pas besoin, j’imagine, d’être rappelée… Je décide de m’en tenir là pour aujourd’hui et de prendre l’apéro avant d’avoir envie de me flinguer.

Alain Rey

Samedi 2 juillet

14h : Brève entrevue avec une camarade prof à la fac. Elle me parle, entre autres, d’un événement consacré à Victor Segalen auquel elle assistait avec une collègue et où l’on trouvait, entre autres, Alain Rey. Sa collègue a à peine eu le droit de s’exprimer, ce qui était déjà vexant, mais pour ne rien arranger, quand monsieur Rey a parlé, il a repris presque mot pour mot ce qu’elle venait de dire ! C’est ce qu’on appelle le bropropriating : l’appropriation arbitraire, par un homme, des idées émises par une femme… Pour moi qui ai toujours admiré le brillant linguiste et lexicographe qu’était Alain Rey, voilà un geste machiste qui, venant de lui, ne manque pas d’être décevant ! Décidément, personne n’est parfait…

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