Nécrologie

Amis messins, bonjour ! Je vous écris depuis la pointe Bretagne où la mort est représentée par un personnage mythologique appelé l’Ankou ; il ne représente pas la mort elle-même mais son serviteur, son rôle étant de collecter dans sa charrette dont les roues grincent les âmes des défunts récents : entendre le grincement de sa charrette est annonciateur de trépas imminent. Le dessinateur breton Jean-Claude Fournier fit jouer un rôle clé à ce personnage dans une des aventures de Spirou qu’il dessina, donnant ainsi lieu à l’un de ses meilleurs albums.

Je pense que vous l’aurez compris, ce prologue n’avait vocation qu’à introduire la présentation de trois disparus récents dont le décès n’a pas fait aussi grand bruit que celui de Claude Chabrol. Le premier d’entre eux, j’ai déjà eu l’occasion de vous en parler, il s’agit d’Arthur ; je ne parle évidemment pas de l’animateur le plus con de la bande FM (c’est comme le Port-salut, c’est écrit dessus), qui est bien vivant et dont la mort ne serait une perte que pour son entourage immédiat (et encore). Je parle d’Henri Montant, journaliste satirique que les gens de ma génération ont pu découvrir comme chroniqueur dans Siné hebdo : il était effectivement présent dès le numéro 1 du « journal mal élevé » avec une chronique intitulée « Avec nous, le déluge », ce titre annonçant les préoccupations écologistes dont les articles d’Arthur étaient tissés. Frappé pas la lucidité désabusée que laissait voir l’ironie grinçante de l’auteur, j’étais, pour ma part, tout de même étonné par la signature… Dès le numéro 2, heureusement, il faisait une « mise aux poings » sur cette homonymie malheureuse, permettant ainsi aux jeunes lecteurs, qui n’avaient pas connu les années héroïques du Charlie hebdo des années 1970, de découvrir son parcours : « C’est la faute à Fournier, d’Hara-Kiri hebdo, qui m’a ainsi surnommé au début des années 70 ». Précisons tout de suite que ce Fournier n’est pas celui dont je parlais à la fin du prologue – on ne sort pas des homonymies, décidément… – mais le journaliste et dessinateur satirique Pierre Fournier qui avait fait lui aussi les beaux jours de Charlie hebdo jusqu’à sa mort prématurée en 1973. C’est avec ce Fournier-là que Henri « Arthur » Montant créa, en 1972, le premier journal écologiste, La gueule ouverte, que le professeur Choron avait sous-titré ironiquement « le journal qui annonce la fin du monde », ce qui n’était pas si éloigné de la réalité et rend très actuel le propos des individus qui composaient ce mensuel devenu hebdomadaire deux ans après sa création ; ils furent des pionniers de l’écologie politique avant que celle-ci devienne à la mode. La disparition de La gueule ouverte conduira Arthur à réintégrer le bercail de Charlie hebdo, mais il fit partie des collaborateurs historiques du journal qui, comme Delfeil de Ton ou Carali, refusèrent, obéissant à une bonne intuition, de participer au Charlie hebdo lancé en 1992 avec Philippe Val ; avant le lancement de Siné hebdo, il publia aussi des chroniques dans La Grosse Bertha, CQFD, Le Matin de Paris, Le Monde et Le Canard enchaîné. J’avais eu l’occasion de le rencontrer en chair et en os en 2008, dans un cinéma brestois où il avait été envoyé par Siné hebdo pour commenter la projection de Choron dernière, le film de Pierre Carles et Éric Martin consacré au co-fondateur de Hara-kiri : il était bientôt septuagénaire et, avec son bonnet, sa barbe et sa pipe, correspondait parfaitement, du point de vue de l’apparence, à une image stéréotypée du militant écologiste – il n’y a rien de péjoratif dans cette phrase. Son intervention fut l’occasion de revenir sur l’imposture de Philippe Val qui avait pillé l’héritage de Choron mais aussi sur Siné hebdo qui venait encore tout juste d’apparaître dans les kiosques et qui surfait encore sur la vague de son premier succès : Arthur se montrait, certes, satisfait de cette renaissance de l’esprit du Charlie hebdo historique mais s’avouait tout de même inquiet quant à l’avenir du « journal mal élevé » étant donné l’âge canonique de son directeur et son état de santé déjà précaire, deux facteurs qui risquaient de laisser prochainement l’hebdomadaire sans capitaine – à la même époque, Siné apparaissait régulièrement dans l’émission du Groland, et on pouvait le voir muni de la tuyauterie lui assurant l’assistance respiratoire dont il a désormais besoin ; cela dit, le grand’ père indigne du dessin d’humour porte ses ennuis de santé avec son humour et son courage habituels, comme ses dernières « zones » publiées sur Internet le prouvent. Cela dit, aujourd’hui, les inquiétudes d’Arthur, qui pensait alors que Siné passerait difficilement l’hiver (il a eu le temps d’en passer deux, depuis !) ont été détrompées par une triste ironie du sort : non seulement Siné a survécu à Siné hebdo comme il avait survécu aux autres journaux dont il était le créateur, mais en outre, il a survécu à Arthur ! Quand j’avais vu ce dernier pour la première (et la dernière) fois, je n’aurais pas pensé un seul instant qu’il aurait pu mourir deux ans plus tard : il craignait de voir Siné mourir bientôt, c’est finalement Siné qui, le 17 juillet de cette année, l’a vu trépasser, pour le plus grand étonnement de ce dernier, comme il l’exprime dans sa « zone » du 18 juillet : « Je viens d’apprendre la mot de mon vieux pote Arthur, un vrai anar et écolo de la première heure. Collaborateur de La Gueule ouverte dès 1972. Je dis vieux parce que je le connaissais depuis toujours mais il était bien plus jeune que moi… et bien mieux conservé ! Il avait une fière allure de sportif qui respirait la santé ! C’est dingue ! Une saloperie de cancer l’a terrassé en très peu de temps. Je me repose, du coup, la même et obsédante question : pourquoi lui, alors que tant d’autres mériteraient de crever…la gueule ouverte ! » Comme quoi, avoir une vie saine ne met pas à l’abri d’une mort prématurée ; Hume avait raison : rien ne peut nous garantir que, dans la nature, les même causes produisent toujours les mêmes effets. Arthur avait appris sa maladie en automne 2009 et n’en avait pas fait part dans Siné hebdo – du moins, je n’en ai pas le souvenir ; il avait cependant, à ce moment-là, écrit ce petit texte qui sonne aujourd’hui comme son épitaphe et résume assez bien son personnage :

« Dans le baba. J’aurais pu mourir à cinq ans dans les brouillards soufrés des Dombes

J’aurais pu mourir à dix ans dans les geôles des curés jésuites

J’aurais pu mourir à vingt ans dans les djebels de l’Algérie

J’aurais pu mourir à trente ans dans une tire vraiment pourrie

J’aurais pu mourir à quarante, sous les grenades des CRS

J’aurais pu mourir à cinquante carbonisé par le travail

J’aurais pu mourir à soixante liquéfié par un amour fou

Mais je vais crever à septante d’un cancer placé au rectum !

Se faire sodomiser par la dame à la faux

Quel calvaire inhumain pour un vieil hétéro ! »

Le deuxième disparu dont je voulais vous parler est bien connu des anciens lecteurs de Pif gadget, puisqu’il s’agit du dessinateur Roger Mas (de son vrai nom Roger Masmonteil), décédé le 28 août dernier à Eaubonne où il jouissait, depuis le début des années 1990, d’une retraite bien méritée après des années de bons et loyaux services. Là, la camarde s’est bien gardée de toute ironie grinçante, puisque ce cher disparu avait 86 ans, soit un âge respectable pour passer de vie à trépas. Le véritable coup d’envoi de sa carrière fut donné lorsqu’il reprit, dans L’humanité, la réalisation de la bande quotidienne de Pif le chien que son créateur, Arnal, ne pouvait plus assurer. Il reprit également les aventures hebdomadaires du chien dans Vaillant (qui allait devenir le journal de Pif puis Pif gadget), où il créa notamment le fils (probablement adoptif) de Pif, appelé à devenir héros à part entière de sa propre série, le petit chien Pifou qui ne s’exprime qu’avec des « Glop-glop » ou des « pas glop-pas glop ». Mas aurait pu rivaliser, du point de vue de la clarté et de l’efficacité du dessin, avec Hergé ou Peyo, la lisibilité du graphisme ne l’empêchant pas, loin s’en faut, d’être très expressif. La grande force de Mas est que son univers, si naïf en apparence, n’est jamais mièvre, comme le fait remarquer Emmanuel Epailly : « Chez Mas, ça bouge ! Il y a des poursuites à la Benny Hill, des BOUM, des PLAF, des BOÏNG, des KLON, et, au fond de l’image finale, un Brutos en silhouette qui cherche Pifou avec une main en visière et une massue sur l’épaule (Pi-ifou ! Hou-hou !) » En somme, une efficacité et une imagination qui en font un grand humoriste, maintenant disparu. Pas glop, quoi.

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