Dialogue avec le père Lacloche

03-28

– Devezh mat, Metz, mont a ra ?

– Hé, professeur Blequin ! Z’avez pas une p’tite pièce pour aider le vieux Lacloche qui en est à vingt ans passés dans la rue ?

– Mais certainement ! Tenez, père Lacloche…

– Merci… Vous avez l’air soucieux, professeur, ça va pas ?

– Ooooh, il y a de quoi être soucieux, en ce moment ! Vous ne lisez pas les journaux ?

– Oh vous savez, prof, en général, quand j’ai des sous, je ne les dépense pas pour acheter un journal…

– Hum ! C’est juste, excusez-moi… Mais ce qui me préoccupe, c’est qu’on risque d’être nombreux à se retrouver dans votre cas…

– Ah mais on est déjà nombreux, vous savez !

– Heu… Je veux dire par là qu’on risque de l’être encore plus qu’avant…

– Ah, ça, c’est pas possible !

– Pourquoi ? Vous croyez que la croissance va revenir ?

– Ça, j’en sais rien : ce que je veux dire, c’est que quand on vit dans la rue et qu’on a la santé fragile, on ne fait pas long feu ! Du coup, les plus faibles crèvent en premier, ce qui stabilise comme telle la population SDF…

– Ah oui, je vois… Enfin, je comprends que vous ne vous en rendiez pas compte, mais les perspectives économiques sont mauvaises pour la France, l’État n’aura bientôt plus les moyens d’aider les gens comme vous…

– Ah parce qu’il en avait les moyens avant ? Je m’en suis pas rendu compte, vous savez ! Si on m’avait vraiment aidé, je ne passerais pas la nuit dans un carton, à l’heure qu’il est… Mais bon, ma vie méritait bien d’être sacrifiée pour qu’on puisse financer la bombe atomique, après tout !

– Hum ! C’est vrai que pour vous, ça ne change pas grand’ chose… Mais il n’empêche que ça chie vraiment : la classe moyenne risque de disparaître !

– Bof ! Pour moi, la classe moyenne, c’étaient des gens en costard-cravate qui filaient au boulot dès potron-minet en faisant la gueule sans même me regarder voire en m’enjambant carrément… Je vais pas les regretter ! M’accusez pas d’égoïsme, c’est pas moi qui ai commencé…

– Vous avez raison, nos concitoyens ne sont pas solidaires… Ce n’est pas une raison pour se réjouir que leur pouvoir d’achat soit en baisse !

– Bof ! Qu’est-ce qu’ils en font, de leur pouvoir d’achat ? Je fais leurs poubelles, je sais ce qu’ils achètent : des télés pour que leurs mômes soient abrutis dès leur plus jeune âge, des gadgets high-tech qui sont hors d’usages au bout de cinq ans, des bidules électroménagers qui pourrissent la planète, des bagnoles, des séjours à Disneyland… Vous croyez que si j’avais de l’argent, je le dépenserais à des conneries pareilles ? C’est pas que je les juge, mais quand ils peuvent s’acheter tous ces bidules dont ils pourraient se passer, ils arrêtent pas de se plaindre d’avoir leur banquier et leurs créanciers qui les tiennent par les gonades… Le seul avantage à leur folie de consommation, c’est que leurs poubelles sont de plus en plus pleines chaque année et que j’ai qu’à puiser au hasard pour en tirer quelque chose…

– Donc, notre économie qui s’écroule, ça ne vous fait ni chaud ni froid ?

– « Notre » économie ? Depuis quand c’est la nôtre ? Vous croyez que si ça avait été « mon » économie à l’époque où elle se portait bien, je passerais la nuit dans un carton ? Vous-même, vous avez vraiment l’impression que c’est « votre » économie ? Les rémunérations des patrons du Cac 40 explosent et vous, vous êtes obligé de jouer des coudes pour une malheureuse bourse de recherche…

– Heu… Ouais, ce n’est pas faux…

– Il paraît que c’est la crise : je vois pas en quoi ! Les pauvres sont toujours plus pauvres et les riches toujours plus riches, c’était déjà comme ça il y a vingt ans ! C’est pas « notre » économie qui s’écroule, c’est juste l’illusion grâce à laquelle « ils » vous faisaient croire que c’était « notre » économie alors que ce n’était que la « leur » ; avant, « ils » donnaient encore un os à ronger à certains pour maintenir l’illusion qu’ils faisaient autre chose que penser à leur gueule, mais maintenant, ils ne prennent même plus cette peine !

– Et ça ne vous chagrine pas ?

– Ben non : vous l’avez dit, pour moi, ça ne change pas grand’ chose ! De toute façon, si on voulait vraiment que les choses changent pour moi, depuis le temps… Je le saurais.

– Hum ! Bon, je vous laisse, on m’attend à l’Université !

– Si vous voyez Godot, dites-lui que je l’attends !

– Allez, kenavo les aminches !

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