La bibliothèque du professeur Blequin (11)

Ce n’est pas un secret, j’aime beaucoup les livres ; c’est pourquoi j’ai décidé de vous parler régulièrement des livres que j’ai lus ou relus. Gardez bien à l’esprit que mon avis en vaut largement un autre…

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9782290042397Kressmann Taylor, Inconnu à cette adresse, 1938 : « Inconnu à cette adresse », tel était le cachet dont était tamponnés les courriers, renvoyés à l’envoyeur, que ne purent jamais recevoir les individus rayé de la carte par les sbires d’Hitler… Votre serviteur devait lire ce très court roman épistolaire sur scène en compagnie de Mikaël Tygréat, la moindre des choses était donc que j’en prenne préalablement connaissance – la lecture publique n’a pas pu avoir lieu pour des raisons dont l’exposé serait fastidieux. La correspondance en question est celle de deux amis, originaires d’Allemagne et devenus galeristes aux États-Unis : l’un est juif, l’autre non, l’un reste en Amérique pour faire tourner la boutique et l’autre rentre au pays où il se laisse très vite happer par la montée du nazisme. Leur amitié n’y survivra pas et le juif prendra son correspondant au piège que ce dernier, devenu fonctionnaire du régime, tend désormais aux boucs émissaires d’Hitler : sans déflorer le sujet, disons qu’Eisentstein va utiliser sa correspondance avec Schulse de façon à ce que ce dernier se prenne en pleine figure la barbarie dont il se fait le complice. Ainsi, le format épistolaire, loin d’être simplement le support de l’histoire, « fait » véritablement l’histoire et permet de dénoncer la folie meurtrière du nazisme d’une façon d’autant plus cinglante que le récit est bref et percutant ; quand on connait la date de publication de l’ouvrage, on ne peut que féliciter, à titre posthume, l’auteur pour sa clairvoyance : rappelons qu’en 1940, alors que la guerre qui n’était encore qu’une menace lorsque paraît Inconnu à cette adresse était déjà devenue une réalité, le grand Charlie Chaplin s’est mangé une volée de bois vert pour son film Le dictateur parce que les Américains ne voulaient pas provoquer inutilement Hitler…

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Emmanuel_Pierrat_-_100_images_qui_ont_fait_scandaleEmmanuel Pierrat, 100 images qui ont fait scandale, Hoëbeke, 2013 : Qu’on le veuille ou non, depuis au moins la fin du XIXe siècle, notre ère est bel et bien celui de l’image et les nouvelles technologies ne font qu’exacerber cette réalité déjà effective depuis la naissance de la presse écrite de masse. Il n’est donc pas inutile d’énumérer quelques-unes des images qui ont le plus provoqué le plus d’émoi, que ce soit au sein de la population, dans les institutions ou simplement chez certains individus, pour ainsi analyser ces images à froid, mieux comprendre pourquoi elles ont pu faire scandale et s’interroger sur la légitimité des réactions, parfois épidermiques, qu’elles ont pu déclencher. L’ouvrage d’Emmanuel Pierrat, par ailleurs avocat spécialiste de la censure, est instructif et plaisant à lire, son style d’écriture, enlevé, allusif et volontiers grinçant redore le blason de sa profession assez rarement saluée pour son humour et son ouverture d’esprit ; documenté et érudit, l’opus replace intelligemment les images dans leur contexte, livrant ainsi les principales clés pour comprendre les enjeux (officiels ou non) des polémiques suscitées et permettant de relativiser (ou pas) l’importance de ces dernières – Pierrat n’hésite rappelle, par exemple, que le jeu d’actrice de Brigitte Bardot dans Et Dieu…créa la femme avait fait l’objet de sérieuses critiques sans rapport avec le scandale suscité par le film, scandale qui aurait permis à une actrice médiocre de devenir une star mondiale – ce n’était pas la première fois, et encore moins la dernière, qu’une polémique liée à une image se retournait contre ceux qui la lançaient en faisant une publicité inespérée à l’œuvre incriminée qui, bien souvent, n’en méritait pas tant. L’auteur a fait le choix du classement par thèmes, critère le plus objectif pour classifier toutes ces images face auxquelles le lecteur reste libre de réagir suivant ses convictions et ses sensibilités : à titre personnel, les photos mettant en scène des mineurs dans des positions plus qu’équivoques me mettent TRÈS mal à l’aise, mais c’est personnel… Plus sérieusement, il est possible de classifier les scandales en trois catégories : les scandales involontaires, provoquées par des œuvres pourtant réalisées sans malice (la si décriée publicité « Y’a bon Banania » avait vocation à rendre HOMMAGE à la bravoure des tirailleurs sénégalais !), les scandales provoqués pour dénoncer un autre scandale (Gourio et Vuillemin ont publié Hitler=SS parce qu’ils avaient été choqués d’apprendre que les homosexuels ayant survécu aux camps nazis avaient été exclus d’une commémoration de l’holocauste) et les scandales gratuits, fruits d’une provocation gratuite : les champions de cet exercice douteux, coiffant au poteau les rock stars qui se défendent pourtant bien, demeurent, eh oui, les publicitaires, Oliviero Toscani en tête.

Un bel exemple de provocation gratuite...
Un bel exemple de provocation gratuite…

 

{db66aca4-5ad8-4b9f-b6c2-cbab577d0b95}Img400Jean Vautrin, Le roi des ordures, Fayard, 1997 : Je connais mal l’œuvre de Vautrin et je ne sais pas si j’ai fait le choix le plus pertinent pour aller à sa rencontre, mais tant pis, je suis bon client de ce réinvestissement par l’écrivain français de la mythologie du roman noir, réimplantée depuis New York jusqu’à Mexico de façon à faire de ce genre si codifié un puissant révélateur de la zone d’ombre qui gangrène une société. Celle qui fut jadis Tenochtitlan, le nombril du monde, n’est plus qu’une métropole inhumaine, étouffée par sa propre pollution, où seule prime la loi du plus fort et où la soif de sexe et d’argent, qu’elle vienne d’un homme riche et puissant ou d’une petite frappe, écrase tout sur son passage. C’est dans cet univers nihiliste, où les quelques velléités révolutionnaires ne font plus l’objet que de quelques allusions aussi fugaces que dérisoires, que Harry Whence, un détective raté, va jouer sa dernière carte pour tenter de briser la malédiction qui paraît le poursuivre depuis sa naissance ; en pure perte, bien sûr, puisqu’il n’arrivera qu’à se retrouver impliqué dans une affaire visant à éliminer le « roi des ordures » en question, Don Rafael Gutierrez Moreno, député et homme d’affaires régnant sans partage sur les décharges de Mexico (c’est dire si son surnom est à prendre au sens propre comme au sens figuré) : il est d’ailleurs à noter que la volonté d’éliminer cet authentique salaud cousu d’or n’émane pas du peuple misérable et résigné à son sort qu’il exploite sans vergogne mais bien de l’entourage de Don Rafael, tout aussi aisé que lui, composé en grande partie de politiciens véreux décidés à se débarrasser d’un concurrent gênant, rejoignant ainsi les désirs d’une épouse lassée de ses incessantes infidélités et ceux d’une fille rêvant d’exterminer ce père incestueux (tout pour plaire, le gars) : les miséreux sont trop occupés, à quêter de quoi survivre et c’est chacun pour soi. Pourtant, ce sont ces mêmes victimes trop consentantes qui seront les seuls à apporter un authentique réconfort à Whence au cours de ses mésaventures, le détective minable étant littéralement cerné par sa propriétaire nymphomane, sa compagne volage, son client progériste et un flic écœurant d’obésité qui le suit comme son ombre… Tout ça en 280 pages ! Ah ça non, on ne s’ennuie pas !

Pile-Stephen-Le-Livre-Des-Bides-Livre-249116123_MLStephen Pile, Le livre des bides, Éditions du Cygne, 1982 : C’est le grand Gotlib qui a découvert cet anti-livre des records publié en Angleterre et a obtenu qu’il soit adapté en français, d’où les nombreuses illustrations dues à des dessinateurs européens, y compris le créateur de Gai-Luron (qui l’a également préfacé), dont cette édition française a été parsemée. L’ouvrage n’a eu qu’un succès commercial mitigé à sa sortie en France, donnant raison à l’introduction de l’auteur selon laquelle « le succès est surestimé », surtout dans notre territoire hexagonal où les gens se prennent trop au sérieux, d’autant plus à tort qu’en fin de compte, beaucoup de nos héros sont des vaincus : Vercingétorix, Napoléon, Jean Moulin… Ceci devrait nous amener à une conclusion évidente : quand l’échec est total, il devient digne d’intérêt. Aussi, pour figurer dans Le livre des bides, il ne suffisait pas d’être spécialement mauvais ou tout simplement médiocre, il fallait vraiment être le meilleur dans l’échec, faire une contre-performance d’une telle ampleur qu’elle en devient une curiosité. Toutes les anecdotes rapportées dans ce livre énumérant les plus grands fiascos de l’histoire, depuis les plus célèbres (les campagnes militaires du général mexicain Santa Anna, les concerts de Florence Foster Jenkins) jusqu’aux plus méconnus (un spot de publicité jamais diffusé pour un produit qui fut très vite retiré de la vente) sont strictement authentiques (on ne peut pas inventer ça) et pourra en rassurer plus d’un qui se dira ainsi qu’il y a toujours plus mauvais que lui. Par exemple, l’échec de la France à l’eurovision 2014, pour cuisant qu’il soit, n’est rien en comparaison de celui de la Norvège en 1978 qui n’obtint QUE des zéros, ce qui valut dès le lendemain au candidat norvégien d’être la coqueluche de la presse – par conséquent, en fait, ce livre n’est pas si rassurant que ça car ne pas même être assez mauvais pour susciter l’intérêt, c’est-à-dire être simplement médiocre, c’est peut-être là ce qui mérite vraiment de s’appeler toucher le fond… Alors, vous, les pas terribles, si vous n’arrivez pas à devenir les meilleurs dans votre catégorie, arrangez-vous au moins pour devenir les pires : là, au moins, vous aurez du succès !

Un bel exemple de nullard...
Un bel exemple de nullard…

b8138de0b41e1b2593430385467434d414f4141Cavanna-Francois-La-Couronne-D-irene-Livre-863185034_MLCavanna, Les fosses carolines La couronne d’Irène, Belfond, 1986-1988 : À la fin de Maria, le fondateur de Hara-Kiri nous faisait part de sa volonté de s’essayer à l’exercice du roman historique ; bien entendu, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il en fasse un prétexte pour emprunter les sentiers battus et se complaire dans la médiocrité : il s’est donc beaucoup documenté pour restituer, de la façon la plus honnête possible, ce que devait être l’ambiance de cette période de l’histoire qui était jusqu’alors boudée par le roman historique moderne et qui est pourtant d’une importance capitale dans la mesure où il ne s’agit ni plus ni moins que de l’émergence d’un monde nouveau. Ce n’était déjà plus l’Antiquité, du moins pas celle des péplums, mais ce n’était pas encore le Moyen-âge, du moins pas celui de la féodalité. La puissance de Rome n’était plus qu’un souvenir, mais un souvenir encore assez vivace pour constituer un rêve pour deux souverains qui se partageaient le monde : à l’Occident, il y avait ce redoutable conquérant barbare, le roi Karl, que la postérité a rebaptisé Charlemagne ; à l’Orient, il y avait l’empire byzantin, avec à sa tête une impératrice dont la beauté n’avait d’égale que la cruauté, Irène l’athénienne. D’un côté, un empire en devenir dont allait naître l’Europe, de l’autre un empire en fin de vie sur les ruines duquel allait s’épanouir l’Orient. À la statique d’une période apparemment immobile, Cavanna a préféré la dynamique d’une époque de grands bouleversements au sein de laquelle tentent de survivre, tant bien que mal, le chevalier Renaud et son écuyer Raymond, qui vont faire le pont entre les deux mondes apparemment irréconciliables et qui sont tout sauf homogènes : de ce parti pris, l’auteur a tiré deux romans foisonnants, riches, vivants et colorés. Mais bien sûr, le portrait des individualités mises en scène vaut tout autant le détour que le tableau de l’époque, ne serait-ce que parce que Cavanna, éternel subversif, prend résolument le contre-pied des clichés du genre : qui a lu L’œil du lapin sait à quel point les valeurs chevaleresques le révulsent, et précisément, à n’avoir que le sens de l’honneur à la bouche, le chevalier Renaud en arrive à friser le ridicule, tandis que Raymond, moins idéaliste et plus pragmatique, s’avère être le vrai cerveau du duo ; une vraie promotion pour le personnage de l’écuyer !

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À bientôt pour de nouveaux coups de cœur littéraires.

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