L’obsession

Je suis officier médecin et j’ai été envoyé en Indochine vers 1953. La guerre bat son plein. Non seulement sur le front, mais à l’arrière, à cause du terrorisme.

Dans cette ville située au bord de la mer, des bandes de communistes parcourent les rues, fouillent les maisons. J’ai vu de jeunes Français de l’armée impassibles sous la menace d’une mitraillette appuyée contre leur ventre. On s’habitue à tout, même à ce climat de terreur et de meurtre dans lequel nous sommes plongés. Mais les nerfs sont tendus, le moral est atteint imperceptiblement, jour après jour. Nous, les militaires, nous nous demandons ce que nous faisons ici. La dysenterie ajoute à ma faiblesse et ma convalescence est difficile. D’ailleurs, connaissant les méthodes des Viets, je sais que mon abri est précaire. Comme à l’hôpital où je me trouve, la plupart des villas ne sont entourées que de simples haies ou de barrières très faciles à franchir. Avant-hier, une vieille dame a été assassinée dans le quartier. La nuit, elle avait laissé la fenêtre de sa chambre ouverte, au premier étage. Le meurtrier a pris une échelle qui était restée dans le jardin et l’a appuyée contre le mur, en-dessous de la fenêtre. Il y a quelques jours mon colonel a été attaqué dans sa propre résidence, il a tué l’agresseur d’un coup de revolver et a jeté son corps dans les jardins qui sont en face de chez lui.

Une balle perdue m’a traversé la cuisse et j ‘ai interdiction de mettre le pied par terre. Mais ce qu’il y a de pire, c’est que je suis inquiet non seulement pour moi, mais pour le personnel et pour les malades, civils et militaires, qui sont dans cet hôpital. Alors que l’on s’attend à l’invasion finale, des enfants ont été blessés, des vieilles gens, vietnamiens et français. Maintenant ce qui fait hérisser ma chair, c’est de penser qu’ils pourraient être mis en pièces tandis que moi, capitaine médecin, parachutiste et tireur d’élite, je n’aurais pas la possibilité de les défendre car je serais noyé sous le nombre.

Depuis quelques jours, j’entends que cela tiraille et, cet après-midi, les coups de feu ont l’air de se rapprocher sérieusement.

Oh ! Voilà un groupe qui traverse le jardin en courant. Les Viets ! Nous sommes loin derrière le front, personne ne pourra les arrêter ; telle est la situation paradoxale des Français d’outre-mer. Je descendrai quelques uns de ces Viets en gardant une balle pour moi, plutôt que de tomber entre leurs mains !  Où est mon arme ?  Comment se fait-il que mon Colt 45 ne soit plus sous mon oreiller ? On me l’aura volé pendant mon délire. Je ne peux plus me défendre.

J’ai entendu céder les portes, puis des bruits de pas précipités dans les couloirs, des cris rauques, des hurlements. Il n’y a plus d’espoir…

 

Lorsqu’en bateau, lors de mon arrivée, j’ai longé la côte devant le Cap Saint-Jacques avant d’entrer dans l’estuaire de la rivière de Saïgon, je ne me doutais guère que j ‘allais rendre l’âme dans cette station de repos transformée en hôpital. La ville est située sur une certaine hauteur, de molles ondulations descendent jusqu’à la mer. Il y a des jardins. Je vois derrière les vitres les frangipaniers roses dont j’aime le parfum lourd, les bougainvillées d’une jolie teinte saumon. Partout les Français ont créé de la beauté… Combien chaque détail que l’on a aimé et que l’on peut encore apercevoir prend de l’importance, lors de pareils instants…

 

C’est atroce, je comprends ce qu’ils font ! Ils poignardent les blessés dans leurs lits… Moi j’ai une chambre particulière, mais je revois mentalement certains de ces malades avec qui j’aimais bavarder puisque j ‘étais leur médecin… Les ennemis montent l’escalier. C’est mon tour, la porte s’ouvre… Debout sur le seuil, le visage sans expression, un Viet me met en joue avec un fusil.  J’attends la fin.

Dans cet instant irréel, le temps s’est-il arrêté ? Nous sommes immobiles tels des statues. Il hésite.

Mais il abaisse son arme, il sort, il referme la porte de ma chambre.

Il est parti, apparemment sans intention de revenir. Mieux vaut que je fasse le mort, sinon quelqu’un d’autre pourrait m’achever, par acquis de conscience.

C’est alors que la faiblesse aidant, totalement dépourvu de nourriture et de soins, je sombre peu à peu dans un état de prostration, dans lequel je garde encore conscience de moi-même. Par le glissement d’une imperceptible translation, la réalité que je viens de vivre, se prolonge dans ce délire. Je revois, debout sur le seuil, l’homme qui me tient en joue, et j’attends le coup fatal… Cette scène se renouvelle sans répit, suis-je condamné à la revivre indéfiniment ? C’est parce que je me trouve en Enfer. Cela va donc durer toujours…

Dans un tel sentiment d’horreur, je m’évanouis.

 

J’ai été réveillé par une voix française, celle d’une jeune infirmière. Nos troupes avaient repris l’hôpital, nous étions sauvés.

Pendant longtemps j ‘étais demeuré entre la vie et la mort.

J’ai raconté ce que je venais de vivre. C’est ce que je fais toujours en employant le présent, tellement la scène s’est gravée dans mon esprit et me parait exister en dehors du temps…

Je me suis souvent interrogé sur l’attitude de ce Viet. M’aurait-il reconnu, l’aurais-je déjà soigné ? Voulait-il m’épargner parce que je suis médecin et que j’aurais pu soigner nos ennemis ? Ou alors était-ce un jeune qui ne voulait plus tuer ? Cet événement reste inexpliqué, comme bien des hasards de la guerre.

Ma jambe se cicatrisait, mais j’étais déclaré inapte et quelques semaines plus tard, je repartais pour la France.

Guéri de ma blessure, j ‘en rapportais une autre, impalpable, dans mon esprit.

Médecin, guéris-toi toi-même, dit le proverbe. De cela, j’étais bien incapable. Mon angoisse irraisonnée était devenue permanente, par malheur le soir, elle se cristallisait.  Je pouvais à peine finir de dîner. J’étais saisi d’un brusque sommeil, qui s’abattait sur moi avec une lourdeur irrésistible. Je me précipitais sur mon lit, où je  m’écroulais  de tout mon poids pour m’endormir aussitôt. Mais mon sommeil ne durait pas longtemps, à travers ces ténèbres qui paralysaient mon corps et neutralisaient ma volonté, nia conscience s’éveillait et la terreur se frayait un chemin. Car je sentais l’approche de QUELQU’UN. Le premier soir, ce ne furent que des craquements, des pas dans le couloir et je parvins, dans un sursaut, à me réveiller AVANT qu’il n’entre ! Le lendemain par contre, non seulement je reconnais son approche fatidique dans l’escalier et le long du couloir, mais j’entends aussi qu’il ouvre la porte. Je me secoue, je me réveille, mais quand j ‘ouvre les yeux, je le vois dans ma chambre, vivant et animé. Il lève son fusil et me met en joue.

La scène se reproduit nuit après nuit. Il fait quelques pas en avant, j ‘attends qu’il m’achève… Ce n’est pas la peur de la mort, c’est la terreur de l’inconnu, du surnaturel que j’éprouve, je redoute l’emprise que ce personnage détient sur moi. Il peut me torturer, je suis devenu son jouet, son esclave… Rien ne peut l’arrêter, il pénètre mon esprit. Je n’ai aucun moyen de me défendre. Son insidieuse intervention est inexorablement liée à la panique qu’il crée en moi, sans laquelle je pourrais peut-être le vaincre. En vain, je suis son prisonnier, en dehors de l’espace et du temps.

C’est ainsi que j ‘ai attrapé la peur comme une maladie, moi qui ai la réputation d’être un homme courageux, très courageux, même. J’ai peur d’une présence qui n’existe pas.

Et si elle existait ? Si l’influence maléfique de cet homme doué de pouvoirs occultes continuait à s’exercer sur moi ? Ce sorcier jaune m’aurait condamné à un supplice pire que la mort ! Ce serait sa revanche. Alors j’évoque des histoires d’envoûtements et de mauvais sorts, tous contes à dormir debout. Il ne faut pas y croire. Car (et cela vous pouvez le demander à n’importe quel « primitif », qu’il soit jaune ou noir) si vous n’y croyez pas, vous ne risquez rien, la religion nous l’enseigne. Par contre, si vous y croyez, vous êtes perdu et il suffira de l’ombre d’une feuille pour vous terroriser !

Il était bien inutile de me répéter à moi-même de pareils raisonnements et d’autres analogues, cela ne produisait pas plus d’effet que de l’eau sur du marbre ! D’ailleurs, je l’ai lu en psychologie :

« Quand il y a conflit entre l’imagination et la volonté, c’est toujours l’imagination qui l’emporte. » Or l’imagination travaillait chez moi de plus en plus et finissait par m’envahir de fantasmes, même en plein jour !

Névrosé, je me trainais comme une loque. Quand un jour, à force de ressasser : quand il y a conflit entre l’imagination et la volonté etc., une idée surgit.  Si la volonté, devenue impuissante, ne faisait qu’attiser l’imagination en la portant à son paroxysme au fur et à mesure qu’elle essayait de la combattre, seule l’imagination pourrait s’opposer à l’imagination, comme le feu détruit le feu ! Il fallait donc se servir d’elle.

Si j ‘avais dit à un interlocuteur : cette branche est un fusil qui me menace, je l’aurais fait rire. Voilà pourtant où j ‘en étais : je projetais le schéma mental du fusil sur la silhouette de la branche. En même temps que l’émotion m’étreignait, alors le fusil m’apparaissait. Au cours de mes lectures, les mêmes délires me poursuivaient : je finissais par avoir peur de certains mots qui renouvelaient mes visions : fusil, mettre en joue, Viet, etc… Et je me rendais bien compte que ce n’était pas normal !

L’auto-suggestion est une technique. J’ai commencé à me persuader qu’il n’y avait pas de « sorcier jaune », mais que j ‘avais moi-même matérialisé une image mentale qui me faisait peur et qui s’était maintenant intégrée à ma personnalité. Quel était ce fantasme doué de vie et qui marchait vers moi, menaçant ? Tel Prospero dans son île, dans La Tempête de Shakespeare, j ‘avais créé une sorte de monstre, mon Caliban. Cette personnification était en réalité issue de mon subconscient. Et c’était moi qui l’entretenais, qui la nourrissais de ma substance. Or puisqu’elle était moi-même, je pouvais indifféremment incarner la victime aussi bien que l’acteur pointant son fusil.

Voilà donc ce que j’allais faire : j ‘allais me substituer à mon ennemi fictif, qui dès lors, ne pourrait plus me nuire.

Une conversion s’opéra dans mon esprit. Le soir, je me suggestionnais, avant de m’endormir. Mon rêve éveillé surgit à nouveau, mais j ‘avais changé de rôle. C’était moi qui me tenais sur le seuil de la porte avec mon arme désormais inoffensive, tandis que l’espace d’un éclair je vis mon corps allongé sur le lit.

J’étais redevenu le maître de mon psychisme, j ‘étais guéri !

Les nouvelles de Geneviève Gautier paraîtront en recueil courant juin.

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